Oeuvres de Tatiana Trouvé
Texte de Cyril Jarton
Le mouchoir est une surface décorative - petit carré d'Agnès Martin,volutes de Matisse, carré blanc - une histoire de l'art potentielle -petite toile intime pliée dans la poche sur sa relique de larme, de morve ou de sang; mais voulant consoler, contenir, stopper l'hémorragie, le mouchoir ne témoigne jamais que d'une certaine accoutumance à l'indésirable - surface faussement décorative - le mouchoir est un étendard saturnien; il ne claque pas dans le vent. Ce n'est pas non plus le mouchoir immaculé des belles, jeté exprès, et promptement ramassé, dans la tradition des galants. Le tissu ne signale ici que l'absence : un inconnu aura laissé cette trace de sa déliquescence.
Mouchoirs – 1993-1994, 335 cm/190 cm.
Dans les Contes d'enfants et du foyer que les frères Grimm publièrent en 1811, tout le monde se souviendra de Blanche Neige; plus rarement, se rappelle-t-on l'aventure, des deux gourmands, Hänsel et Gretel, qu'une sorcière, elle-même vorace, attirera par le subterfuge d'une maison en pain d'épices.`La Cabine à boulimie de Tatiana Trouvé, une boîte à l'échelle humaine, est une architecture de sucre et de chocolats blanc et noir. Les friandises consommées seront vomies dans un sac prévu à cet effet.
A gauche : Accoutumance à l'indésirable, Cabine à Boulimie – 1996
A mesure qu'un visiteur éventuel en dévore les parois d'hostie fine, ou le siège, d'un vert acide, comme un gros roudoudou, la cabine se venge et le gourmand est lui-même vampirisé, vidé.
"Je mange la vie, elle me boit" est l'autre titre de cette pièce.On y verra certainement une allusion au jugement de goût, jadis appelé jugement esthétique. On y trouvera peut-être aussi une fable morale sur le péché de gourmandise et sur ses conséquences. Voyons-y encore une métaphore énergétique : passage du solide au liquide, de la forme à l'informe, du désir au dégoût, de l'absorbé au rendu. Comprenons enfin l'utilisateur dela cabine, comme l'habitant unique d'un monde clos, jouissant et souffrant devant le gouffre d'un festin sans convive - comme ces personnes seules qui dressent une table de fête les soirs de réveillon.
A moins qu'à notre insu nous ne soyions déjà tous ces boulimiques esseulés dans la maison de pain d'épices de la consommation.
Sac... à dos, valise (équipé de roulettes) et autres bagages pour unvoyageur qui rêve de l'immobilité - ou est-ce l'immobilité qui rêve le mouvement? Les anses s'étirent, les roues bloquent et les bretelles du sac à dos s'allongent; l'ensemble compose un équipement impraticable et mou.
A gauche : Sacs – 1996
Les bagages de Tatiana Trouvé évoquent tragiquement cette réflexion de Paul Virilio : "Ne plus voyager, sinon sur place. Ne plus s'étendre, se répandre au loin, dans la distraction passagère d'un déplacement physique, mais seulement se détendre ici et maintenant, dans l'inertie d'une immobilité retrouvée". Ces sacs ne contiennent rien, ou alors, encore une fois, le vide, c'est-à-dire, des désirs de désirs, des projets de projets, des itinéraires inscrits dans le sac lui-même qui absorbe le monde dans son inertie. Comme un bistouri patient et cruel, l'écriture point par point d'un poinçon, a tracé à la surface des sacs la géographie d'une existence antérieure. L'inertie est un visage de la mort. Ces objets diaphanes, réalisés avec du scotch, ont l'aspect d'une peau, une forme sans fond, une enveloppe vide, une peau d'écorché, comme celle où Michel Ange se représente lui-même dans la grande fresque du jugement dernier.
L'Écriture point par point de Tatiana Trouvé exalte l'absence de ses destinataires. Elle signale un "temps d'excessif empressement de nos activités publiques et privées qui nous pousse à désirer le manque, l'absence plus que la présence, l'ascèse plus que l'assouvissement" (Virilio).
Ainsi, cette trousse, qui contient "tout le matériel nécessaire pour écrire à personne et envoyer nulle part". Dans cette trousse, on trouvera des crayons à encre invisible, des échantillons de papier à lettre glissants ou absorbants, des timbres sans images, blanc ou gris, glissant sur des enveloppes qui ne ferment pas. Ainsi, ce projet d'exposition : 500 cartons d'invitations seront envoyés pour fixer un rendez-vous dans un lieu inventé. Le jour J, l'artiste attendra dans un endroit quelconque.
Nulle part - 1992-1995 - aquarelles sur papier
Le sentiment de la diversité est une illusion bon marché pour voyageur virtuel, un exotisme d'atlas, à l'instar des romans de Jules Verne. A l'inverse le voyageur voyageant rencontre partout la même solitude et la même banalité.
Par ironie Baudelaire dédia à Maxime du Camp, défenseur des sciences et du progrès, son poème désabusé, Le voyage : "Dites, qu'avez-vous vu ?" demande une voix naïve qui ponctue le texte; à quoi le voyageur répond : "Malgré bien des désastres, nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici". Ou plus loin : "un oasis d'horreur dans un désert d'ennui". A la fin du voyage, c'est un vieux capitaine, la mort, qui tient la barre "jusqu'au fond du gouffre, pour trouver du Nouveau".
Dans les dessins de Tatiana T. il n'y a plus même l'illusion d'un mouvement. C'est toujours la même pièce, qui, sous les auspices de lieux différents, apparaît sur la feuille.
Les valises et les cartons sont à côtés des plantes vertes, près d'une porte. "Belle comme un bateau à quai", écrit Marcelin Pleynet dans un recueil qui s'intitule paradoxalement "Plaisirs de la tempête".
Tatiana T
Tatiana T est Tatiana Trouvé.
Elle est née à Cosenza (Calabre). Elle a grandi à Dakar (Sénégal). Elle a fait ses études à Nice puis en Hollande. Elle a eu 28 ans le 4 août 1996 à Paris. Elle a aligné ses passeports, cartes d'identités et documents administratifs sur l'extrémité inférieure d'un mur.
Elle a envoyé plusieurs lettres et cartes postales à des amis et connaissances; toutes étaient signées de la sorte :
Paris le 28.11.95
Quelque part le 18.12.95
Milano le 22. 12. 95.
Amsterdam le 29.12.95
Paris le 01.01.96