Radiotopie et habillage sonore

Soumis par admin le mar 14/09/2021 - 14:44

par Bruno Guiganti

 

Tout radiophile qui ne possède pas un poste numérique permettant la mise en mémoire de ses stations préférées, et qui désire se promener sur les ondes à la recherche de l’une d’entre elles, accomplit un geste proprement magique : en tournant un simple gros bouton sur son tuner, c’est à dire en balayant toute la largeur de bande disponible selon les indications vaguement chiffrées d’un cadran linéaire (de 87.5 à 108 en modulation de fréquences par exemple), il traverse «tout naturellement» un ensemble d’espaces inhabitables, ou mieux, il réanime momentanément par sa volonté d’écoute des «espèces d’espaces» virtuels hétérogènes.
Ce qui sensibilise cet auditeur vagabond en quête d’émotions télé-diffusées, et qui l’invite à provisoirement s’immiscer dans un espace radiophonique particulier, outre l’usage précis qui motive sa recherche (info, divertissement) c’est la radiotopie d’une station, son style, qui l’attire et le retient. Mais avant même d’appréhender l’esthétique radiophonique du coté de ce que l’on pourrait l’habillage sonore, rappelons sommairement quelques spécificités du médium radiophonique.

 

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La radio en tant qu’espace hétérophonique


Rapportée à ses usages militaires dès son invention, on peut dire, dans un sens, que la radio est une forme apparemment douce d’occupation de l’espace. Mais on sait aussi quel rôle majeur elle a joué dans l’extension et l’épanouissement du nazisme en Allemagne. S’imposant alors comme un espace de contrôle «monophonique» (les postes radio ne permettaient l’écoute que d’une seule station, celle du pouvoir : la voix de son maître pour parodier le slogan du constructeur de radio Pathé-Marconi) démesurant par une esthétique sonore maîtrisée une idéologie, un ordre du discours unique dont l’écoute était quotidiennement imposée à des auditeurs regroupés dans des associations disciplinaires (Union des auditeurs National-Socialistes). Si nous savons d’ailleurs qu’auditeur provient du latin audire qui veut dire entendre, il est intéressant de noter que de la même racine provient le verbe obéir : obaudire, se soumettre par l’écoute. Ne serait-ce pas pour l’auditeur se soumettre que d’écouter ? Il m’est demandé en effet d’admettre “sans délai” l’objectivité, la transparence du système de diffusion auquel je suis asservi. Il me devient dès lors impossible d’éprouver la vérité de ce qui m’est télé-présenté. Qui me dit que la scène recueillie par le microphone de l’autre coté de l’écran sonore, n’est pas ou n’a pas été artificiellement provoquée, jouée par des acteurs ou recréé par montage ?
La salle de cinéma ou l’espace d’exposition peuvent être définis comme un espace hétérotopique, c’est à dire un espace où l’on se rend pour être finalement renvoyé ailleurs. La radio - comme la télévision d’ailleurs- transforme à distance l’espace où l’on se trouve, qui est souvent un espace privé, en un espace hétérotopique, ou hétérophonique si l’on veut aussi ; un lieu de tous les possibles. Espace d’espaces, espace gigogne de bavardages, de discours, de musiques et de bruits où se superposent en se contaminant et s’indéfinissant une multiplicité d’attitudes d’écoute et d’usages :
- décoratif (la radio comme fond sonore inécouté mais entendu),
- récréatif (la radio comme boite de jeux et de divertissements musicaux),
- informatif (la radio comme robinet à évènements),
- éducatif (la radio comme distributeur de connaissances),
- créatif (plus rare, la radio comme espace d’expérimentation sonore),
- promotionnel (la radio comme outils de propagande, majoritairement commerciale).
La radio en tant que décor sonore crée une fausse profondeur, élargissant artificiellement les murs d’une pièce trop petite comme telle couleur ou motif de papier peint pourrait le faire. A ce niveau, il s’agit proprement d’installer un assourdissement (préfiguré en cela par Satie et sa musique d’ameublement). Usage thérapeutique qui permet de réduire l’angoisse de l’absence (la nécessité de penser et de vivre l’absence), ainsi que les nuisances de la présence. Le divertissement radiophonique, c’est l’espace magique et ludique des voix et des sons. Mac Luhan le définit comme un retour contrarié au tribalisme, à l’animisme où “la stratégie de l’amusement commercialisé assure automatiquement à un médium un maximum de vitesse et d’influence sur la vie psychique et sur la vie sociale. Elle devient donc une stratégie comique d’autodestruction inconsciente”.
L’information radiophonique investit le champ de la spectacularisation et de l’hyper-rationalisation du monde. La figure de rhétorique qui lui est appliquée, c’est l’ellipse. Court-circuitant tout délai de réflexion, elle transmute tout événement en marchandise ou, en émotion selon une dramaturgie de l’écoute considérée comme neutre. Espace schizophonique de communication autoritaire et a-dialectique, qui substitue la rumeur à l’agora, le pathos au logos. L’éducatif n’y est évidemment pas de type maïeutique, mais expression sans partage et diffusion univoque d’un savoir utilitaire adapté à la diffusion de masse. Soumise à la censure de l’audimat et aux contraintes mesquines de la marchandisation culturelle, la création radiophonique est, elle, limitée à quelques rares diffusions confidentielles.

 

Radiotopie et radiogénie

Sur la bande FM parisienne «cohabite» une cinquantaine de stations radio : stations publiques, privées, associatives, indépendantes, en réseaux ; stations thématiques dont la mission sera soit d’éduquer (France Culture), d’informer (BFM), de distraire (Rire et Chansons) ou de proposer ces trois usages à la fois avec les stations à vocation généraliste (France Inter). Chaque station met en ondes un univers discursif cohérent, une constellation de significations et de valeurs convergeant vers une unité de forme et de ton singulière : radiotopie. Chaque radio s’adresse à un groupe d’auditeurs privilégiés, c’est à dire «ciblés». Chacune laisse transparaître une stratégie identitaire qui vise à combler les attentes spécifiques de son auditorat. Cette fidélisation est déterminante pour les stations privées car celles-ci vivent exclusivement des recettes de la publicité, dont le montant varie, comme on le sait, selon le taux d’écoute rigoureusement mesuré en permanence par l’institut Médiamétrie. Fidélisation à peine moins déterminante pour les stations publiques qui dépendent elles-aussi de l’audimat, qui sera, ici, apprécié et interprété selon la volonté politique du moment (agitant le spectre de la restriction budgétaire).
Le terme de radiotopie nous semble plus explicite pour qualifier ce qu’on appelle de manière impropre le «concept» général d’une station. Indépendamment de la pertinence des programmes, du professionnalisme des animateurs et d’une mise en ondes technique sans défaut, chaque «lieu de discours» radiophonique est donné à entendre et à comprendre selon une multiplicité de voix, de musiques, d’ambiances. Celles-ci doivent être assez originalement mises en forme de telle sorte que les stations soient clairement distinctes les unes des autres aux oreilles d’un auditeur. La radiogénie, c’est à dire le rendu sonore plaisant qui facilite l’écoute, déterminée par des choix techniques et des choix esthétiques, organisera cette reconnaissance.

Nous savons par exemple que la radio est voco-centriste. Aussi le type de microphone et la précision de la prise de son ont une incidence importante sur la phonogénie des animateurs (cf. les voix «Radio France» à comparer avec les voix sur Radio Libertaire ou Skyrock). Mais nombre d’autres facteurs techniques interviennent à tous les niveaux de la chaîne de diffusion qui infléchissent l’esthétique d’une station : diffusion stéréophonique «haute fidélité» (Radio Nova, France Musique) qui respectent autant que possible la richesse originale, la dynamique d’un enregistrement ou d’une retransmission en directe ; à opposer à l’image acoustique écrasée par compression pour gagner en puissance de diffusion (Fun radio, Voltage FM) et réduite en monophonie pour gagner en efficacité informationnelle (Sport O’FM, France Info). Mais la re-connaissance d’une station dépend beaucoup, en de nombreux cas, de l’habillage

sonore qui valorisera son image, son identité acoustique. Cet habillage souvent réalisé par des «designers» sonores, des «stylistes» du rendu sonore, personnalise la station selon plusieurs types d’éléments sonores qui sont : le (fameux) jingle, la virgule, le générique, le générique-pub et même parfois le jinglepub autopromotionnel. Chacun de ces éléments est un marqueur identitaire qui doit révéler à travers sa réalisation artistique la radiotopie de la station. Les objets sonores qui composent ces éléments mis en oeuvre contiennent potentiellement différents niveaux d’écoute s’interpénétrant : signal sonore, signe sonore, symbole sonore. Le signal sonore de facture abstraite ou concrète annonce un changement : la ponctuation sonore en fin de journal par exemple. Le signe sonore est un objet ou ensemble d’objets sonores qui renvoient à des références autant que possible, compréhensible par tous : le son d’un tiroir caisse pour le générique d’une émission de jeux, ou le démarrage d’une moto Harley Davidson pour signifier le démarrage de l’émission (Là-bas si j’y suis, France Inter) complété par une ambiance aéroport (signe du voyage) pour cette même émission de reportage. Le symbole sonore renvoie vers un ailleurs intouchable, immatériel : la cloche d’église qui signale le début d’une émission religieuse mais symbolise aussi la religion catholique et l’unité de l’église.


Tout habillage doit autant que possible être circonstanciel ; il doit tenir compte du contexte de diffusion : concept de la station (grille générale des programmes), genre d’émission (info, divertissement, hit-parade), type d’auditeur (tranche d’âge, statut socio-économique, profil culturel), horaire de diffusion (matin, midi, soir), jour de la semaine, période de l’année (saison, jours de fêtes), évènements médiatiques (sportif, type coupe du monde ; culturel, type sortie mondiale d’un film).
Un habillage radio propose une déclinaison de multiples formes sonores (d’origines acoustiques, électroniques) autour d’une proposition originale ; variations sonores apparemment inépuisables autour d’un thème (on rencontre souvent par exemple, une ligne mélodique simple ré-orchestrée de mille manières). La question de la répétition est en effet cruciale. Par sa parenté avec des méthodes de conditionnement, cette répétition permanente d’une même formule sonore peut être ressentie à la longue comme sur-identifiante et provoquer un rejet. La durée de vie (l’obsolescence) d’un jingle est donc variable (le jingle du
journal de France Info est resté identique pendant plus de 10 ans ; ou l’habillage général de Fréquence Protestante pour la seul période de Noêl). On constatera que pour réduire psychoacoutiquement ce problème d’usure, les designers ont réalisé récemment, non sans succès, des habillages informels.


Création de formes sonores assez abstraites pour problématiser leur mémorisation : pas de ligne mélodique qui puisse être chantée ou peu d’objet sonore trop référentiel, trop imagé. Avec la généralisation du studio son numérique organisé autour de l’ordinateur et du synthétiseur, on notera donc aussi une tendance à complexifier les structures compositionnelles et à favoriser les sonorités et les rythmes électroniques ; ce qui conforte, de fait, la volonté d’abstraction évoquée précédemment. Certains habillages sont évolutifs sur le long terme (Europe 1), d’autres procèdent par rupture et changent totalement de nature en fonction d’un réajustement «auditorial» (NRJ, Chérie FM). Pour compléter cet approche sommaire de l’esthétique d’un lieu radiophonique, est-il utile de rappeler que tout habillage est idéologique ? Forme (musique classique, musique pop, acoustique/électronique, ambiances/sons concrets), rythme, dynamique, phonogénie des animateurs, qualité technique de mise en ondes, etc. communiquent implicitement de précieuses indications sur les valeurs transmises par une station indépendamment du contenu de toute émission.
Pour mesurer la réalité de cette remarque trop abstraite, écoutez attentivement donc pendant quelques heures Radio Courtoisie (95.6 à Paris) puis ensuite France Culture (93.5 à Paris).

 

Bruno Guiganti

 

Annexe habillage radiophonique : jingle, générique, virgule et spot autopromotionnel

1) Elément central de l’habillage et de l’identité radiophonique, le jingle est comme la signature sonore d’une station. Il décharge souvent l’animateur de l’obligation d’énoncer le nom de la station. Profilé pour une utilisation répétée, il est la plupart du temps caractérisé par une durée assez brève, une dynamique et un niveau de diffusion élévés. Le nom de la station y apparait souvent soit déclamé, soit chanté. Des variantes musicales sans voix sont aussi proposées à l’écoute.
2)Le générique doit permettre l’identification immédiate d’une émission ou d’une chronique. Il est très souvent musical. Sous sa forme la plus simple, il est la reprise d’une musique connue de tous : enregistrement original ou ré-orchestration sommaire. En reprenant une musique standard connue de tous, on instaure d’entrée un climat de familiarité. Un générique original  pourra singulariser une émission mais avec un potentiel d’accroche incertain. Qu’il n’y ait pas nécessairement de lien référentiel entre la musique du générique et le contenu de l’émission, on parlera alors de générique-signal : France Info sport.
Que la musique annonce le contenu de l’émission par des références spécifiques, on parlera dans ce cas de générique-signe : Là-bas si j’y suis, France Inter. De nombreuses nuances entre ces deux types de générique existent.
3) La virgule sonore est un élément simple très bref qui articule deux moments radiophoniques : en milieu de journal, de chronique ou entre deux publicités. Elle peut aussi servir de ponctuation.
4) Le spot autopromotionnel reprend les caractéristiques d’une publicité radiophonique. Il s’agit, en fait, de mettre en oeuvre de manière fluide une bande-annonce concernant les programmes de la station ou la participation de la station à un évènement culturel, sportif, etc. qu’elle soutient au plan médiatique. Ce type de spot hybryde reprend certains éléments de l’habillage de la station (voix-maison, jingles) et les montent avec des sons d’ambiances et des musiques circonstanciels.

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