Anne-Marie Morice
Editorial de Synesthésie 14
Dans notre monde actuel, impermanent, instable, certains artistes produisent des pièces insaisissables qui résistent aux leurres de l'aliénante fantaisie, et nous ancrent dans le flux continu du présent.
Aujourd'hui, il est demandé à tout être humain de se mettre en adéquation avec le changement, d'être ouvert en permanence à de possibles nouvelles exigences, de transformer une situation de crise individuelle personnelle ou sociale en opportunité de progrès, de puiser dans ses ressources propres pour s'adapter, se transformer et être apte à suivre le mouvement généralisé. Puisqu'aucun avenir ne semble pouvoir s'inventer en dehors de la mondialisation, la mobilité est devenue un impératif sociétal. Nous n'avons pas voulu avec le cycle Transimages faire l'apologie de l'uniformisation mais au contraire offrir au débat les complexifications culturelles, sociétales, impliquées par le processus actuel d'interactions globales.
Plusieurs événements se sont emparés de cette notion de mobilité en 2003, précédant notre propre manifestation. L'exposition GNS, organisée par Nicolas Bourriaud au Palais de Tokyo, présentait, avec un parti-pris radical, des cartographies rendant compte de la diversité des données qui permettent à l'artiste de lire le monde à la manière d'un enquêteur ou d'un explorateur. L'exposition Déplacement créée par Hans Ulrich Obrist au Musée d´Art Moderne de la Ville de Paris insistait sur l'instabilité et la transformation dont sont frappées nos représentations culturelles à l'ère de la mondialisation. Du côté des sciences humaines c'est la mobilité urbaine qui a fait l'objet du colloque " Les sens du mouvement ", organisé à Cerisy par l'Institut pour la Ville en mouvement alors que la RATP organise avec la FING un groupe de travail sur les mobilités.
La programmation de ce numéro 14 de Synesthésie s'est construite dans une pratique consciente et assumée de la transversalité et de l'interactivité, elle a mis en interaction humaine une soixantaine de personnes rassemblées autour d'un terme très contemporain, aussi général que pointu, aussi prometteur que générateur d'angoisses : la mobilité. L'événement " Transimages 2 : Mobilités " s'est déroulé dans cinq lieux, chacun hébergeant une partie de la programmation : la Maison des Sciences de l'Homme - Paris, la Fabrique de couleurs, Immanence, l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts, le Palais de Tokyo.
La partie théorique, ce que nous avons appelé le Zoom théorique, a été conçue avec Dana Diminescu, sociologue, qui vient de créer le Groupe d'Etudes sur l'Usage des TICs dans les Migrations, un centre de recherche permanent à la MSH-Paris. L'éclairage apporté par les sciences humaines, croisant celui des recherches en esthétique et des pratiques artistiques, a permis de construire une plate-forme commune où les observations sociétales rejoignent les horizons esthétiques contemporains autour d'une même interrogation sur la portée des changements apportés par la globalisation du monde, l'hybridation des cultures et des imaginaires humains. Chacun a joué son rôle qui était non pas d'illustrer la mobilité mais de l'imaginer et de l'explorer de façon créative.
La première façon qu'a eu cet événement de transcrire la mobilité a été la synchronicité qui nous a permis un enrichissement mutuel par nos expériences réciproques. Une mobilité de l'esprit, des structures, une interactivité humaine qui réunit par des liens, invisibles parfois, mais bien réels, artistes, philosophes, anthropologues, sociologues, responsables de lieux, gestionnaires, informaticiens, et partenaires financiers. Un groupe s'est ainsi constitué de façon informelle et a su faire preuve d'ouverture, d'inventivité et de générosité pour permettre la mise en place de cet événement dont le site rend compte à sa façon, elle aussi créative.
Mobilités plurielles donc. Cette interactivité qui a duré plusieurs mois a donné à percevoir la réalité non pas d'un monde mais " de mondes " tout comme le souligne Samuel Bordreuil lorqu'il interpelle le sens, ou plutôt les sens, de " mondialisation " à partir du mot monde : " Il faut concevoir les "mondes sociaux" comme des poches qui hébergent des collaborations sans cesse reconduites ou à reconduire. Qui donc, à la fois exigent et sécrètent des formes d'entente rapides et ajustées. Autant de mondes sociaux, donc, autant de "régions de significations partagées" ". Cette mobilité généralisée où de moins en moins de temps est pris pour que les choses se fixent, s'imprègnent de sens, la ville en est un modèle frappant avec ses impressionnants mouvements de déplacements quotidiens d'humains, de transports, qui relient les individus à leur environnement. Une ville vivante, organique, fluide où les infrastructures, l'architecture et les habitants se construisent les uns par les autres, métaphore tissée par l'artiste Suncana Kuljis dans sa vidéo Metroorgans où les différents réseaux urbains s'entrelacent jusqu'à la fusion.
Une deuxième approche de la mobilité se dégage de cette manifestation, c'est la mobilité généralisée dont Dana Diminescu, et les recherches menées par la MiRe (Mission Recherche du Ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité), révèlent, en analysant les circulations migratoires, des nouveaux usages non conformes aux représentations que nous assènent les médias de masse. " Les mouvements de personnes affectent les façons de faire, les imaginaires et les organisations sur différents plans - économique, politique et idéologique. Il est donc nécessaire de comprendre les migrations comme un des éléments essentiels de la circulation et de la mobilité qui marque le monde d'aujourd'hui ", écrit-elle.
La mobilité avant d'être un phénomène physique plus ou moins imposé est un signe de disponibilité intérieure, d'ouverture et d'engagement au monde. Loin de fantasmer sur une forme idyllique de mobilité, comme le font les groupes observés par Danilo Martuccelli, les artistes qui ont participé à notre aventure la vivent et en portent une certaine exigence. Tout comme les migrants, ils inventent cette mobilité.
Le groupe Bordercartograph ne cesse ainsi de poser un défi aux frontières physiques et mentales qui inhibent nos relations à l'autre. Le projet Bibliomail dont reste une trace sous la forme d'un livre merveilleux d'humanité atteste de la fécondité de la démarche de ce collectif créé autour de l'artiste Marion Baruch. Démarche fondée sur des relations personnelles intenses qui défient tout emprisonnement idéologique. Florence de Comarmond nous chante un territoire mouvant, contradictoire, où l'ailleurs et l'ici, s'interpénêtrent par l'imaginaire, et contribuent à créer un monde mental où l'exilé. Il " s'installe dans la mobilité ". Roberto Martinez oppose l'impératif de singularité que subit tout artiste à la banalité de son patronyme, l'un des plus communs de la planète, comme en atteste la recherche faite sur Google qui est à l'origine de la création de sa pièce. En distribuant gratuitement les planches de portraits, il signifie paradoxalement sa non dépendance aux signes communs d'appartenance. C'est par l'affirmation de son identité passe-partout qu'il affirme sa possibilité de subjectivité. Voyageurs contemporains, au rebours du parcours des migrants, le duo d'artistes Art Orienté objet part, en Afrique, à la rencontre de l'autre dans sa soi-disant radicale altérité, et s'investit jusqu'à l'extrême dans les croisements interculturels entre les cultures traditionnelles et nos propres modèles de civilisation " avancée ".
Car Michel Gaillot attire notre attention sur le fait que la généreuse notion d'universalisme peut s'avérer in fine totalement colonisatrice. Faut-il résister au grand mouvement planétaire de la mondialisation économique et de l'homogénéisation qu'elle est supposée opérer ? Et comment ? L'arme des artistes est la culture qui se fonde par les représentations. Pas les représentations qu'on subit, mais celles émanant d'un choix subjectif qui a su négocier sa liberté de manœuvre. C'est ainsi un regard singulier que Bruno Guiganti porte sur les manifestations de rue avec un intérêt de plasticien visuel et sonore mais aussi avec l'acuité du philosophe taraudé par la révolte, cette " mise en mouvement du sujet hors de lui-même ". Dans un tout autre genre, parodique, burlesque, les Yesmen un regroupement international de " plagiaires " sur l'internet, profitent d'ambiguïtés circonstancielles pour intervenir dans les cercles fermés de la World economy. Performers in situ, ils révèlent le cynisme et la bêtise qui peut accompagner la technocratie mondiale.
L'art ne sort pas indemne de la mobilité. La grande mobilité des représentations, la concurrence entre les flux intrusifs émis par les industriels de l'image et le caractère d'unicité des propositions artistiques traversent notre époque souvent déconcertée par les propositions contemporaines. L'art actuel est un processus, au sens latin du terme une manière d'avancer, de progresser. Si c'est par le traitement du mouvement,comme le souligne Thierry Davila, que le réalisme est apparu dans la peinture occidentale, certains artistes contemporains vont plus loin, faisant de la marche un outil de spéculation créative. L'art est une parole libre qui propose des formes symboliques permettant de penser le monde. Le philosophe Mario Perniola propose une explication qui fait de l'art actuel le chaînon manquant d'une pensée évolutionniste du monde, une sorte de " mutant neutre " dans une position de transit qui déjoue une approche historiciste de ce monde. Comment mieux expliquer l'impact très fort que le Micro-événement n°23 de Tsuneko Taniuchi, La mariée mobile, crée sur les représentations culturelles que nous nous faisons à partir de nos modes de fonctionnement sociaux ? L'unicité même, valeur suprème de l'œuvre d'art sans répit questionnée au XXe siècle, est la grande question que pose Edouard Boyer avec sa troublante série des Missing qui déjoue la foi en l'unité de la personne en créant des dérivés virtuels de lui-même.
La mobilité a-t-elle une fin ? Il semble évident que la question de la mort soit aussi présente ici, passage définitif, grand moment de démobilisation qui nous mène vers l'immobilisation définitive. Et qui ouvre sur une dimension métaphysique de l'être humain, questions spirituelles difficiles à vivre dans notre univers tourné vers les joies du consumérisme. Dans Becomming Being, Guillaume Paris pose les questions à rebours, puisqu'il postule que les objets nous ont aliénés au point qu'ils commencent à prendre vie, nous transformant en spectateurs impuissants devant leur émancipation. Raphaël Boccanfuso, en accordant crédit à un phénomène de transcommunication, introduit l'étrange, le spectral, dans notre course effrénée vers le progrès matériel. Autre singulière appropriation des ondes, celle de Vincent Epplay qui nous donne à entendre une spatialisation d'émissions sonores qui n'ont d'autre but que de créer une architecture sonore entêtante, incrustée en creux dans les bruits ambiants qui accompagnent notre quotidien.
La fonction la plus classique de l'art, celle de la re-présentation, sort-elle indemne de ce grand bouleversement planétaire où, selon Arjun Appadurai, - dont nous avons espéré jusqu'au bout la présence à notre événement -, les hommes en mouvement croisent les flux d'information et se fabriquent de nouveaux imaginaires hybridant cultures traditionnelles et devenir commun ? C'est un nouveau paradoxe : plus l'appréhension du réel se globalise, plus ses représentations se fragmentent, s'atomisent, s'appréhendent de façon contextuelle. Les nouveaux outils de l'artiste, la numérisation du son, de l'image alliée à l'intervention en directe par les réseaux, introduisent une nouvelle écriture de l'imaginaire dont le dyptique vidéo de Pierre-Jean Giloux montre les potentialités esthétiques impressionnantes. Ces flux d'images ne nous conduisent-ils pas in fine à prendre conscience de notre vanité à vouloir immortaliser nos déplacements. Réfléchir sur la fonction de l'artiste dans un monde en mutation c'est ce à quoi s'emploie Alain Bublex. Dans des centaines de millions d'années la Terre sera devenue un caillou et les petites agitations humaines l'auront définitivement désertée. C'est le message final de cette manifestation, celui de Nicolas Moulin qui nous convie à méditer sur ce destin signulier au regard duquel les turbulences actuelles de la planète se contemplent avec le recul propice à la méditation poétique.