L'image d'art contemporaine vecteur de dépollution?

Soumis par admin le mer 01/09/2021 - 12:14

Synesthésie 08

Editorial de Paul Ardenne

 

L’image d’art aujourd’hui : formes, nature, évolutions, — tel est donc l’objet, après une séance de travail qui a eu lieu au Magasin, Centre national d'art contemporain de Grenoble, le 27 mars 1999, de ce numéro 8 de Synesthésie. La notion même d’“ image d’art ” ? Nous en convenons : la formule, en soi, est quelque peu maladroite. L’art se concrétisant, se donnant cours le plus souvent sous la forme canonique de l’image, le terme d’“ image d’art ” relèvera de facto de la redondance, voire de l’énoncé suspicieux : insister, s’agissant de l’art, sur la contraction de celui-ci à l’image en opère fatalement la réduction, et ne manque pas de dissocier la création artistique d’images de la fabrique universelle des images, lors même qu’elle en est un aspect pour ainsi dire “ naturel ”. En somme, isoler l’image d’art, en faire un concept sont d’office des procédures discutables. Les préventions formulées à l’encontre du thème de réflexion choisi, y en aurait-il, s’avèrent légitimes.

 

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Ce préambule, à dessein, ruine en large part le propos de ce nouveau numéro de Synesthésie. Il a toutefois sa nécessité, serait-ce pour rappeler que le premier problème concernant l’image, que celle-ci soit ou non contemporaine, c’est le sens ultime de ce que l’on désigne à travers elle sinon, en amont, le sens à conférer au terme d’image à proprement parler. La définition de ce terme, comme on le sait, se caractérise par une ouverture sémantique extrême, par une plasticité de la formulation qui n’est pas de nature à fixer l’ordre du discours, et qui condamne l’analyste à une perpétuelle dérive. L’origine du terme “ image ”, de la sorte, renvoie à l’icône, à la représentation sacrée, ainsi qu’à l’eidolon, l’idole, autant dire à ce qui se voue à être adoré. Or cette double articulation originelle, on en conviendra, n’est plus vraiment de saison dans le monde propre à l’homme occidental, un territoire mental vidé pour l’essentiel de ses divinités tutélaires, où s’est refroidi l’inclination à la métaphysique au profit d’un rapport d’abord instrumental et consommateur aux biens disponibles, à commencer par les images. En l’occurrence, si l’image demeure, les contextes passent. L’image n’est pas universelle, pas plus que son être n’est stable et continu dans le temps. Les Byzantins, lors de la Querelle des images, s’interrogeaient-ils sur le sens, la productivité et la finalité de ces dernières ? De même notre époque questionnera-t-elle à son tour le sens, la productivité, la finalité même des images mais avec son approche spécifique, assurément plus relativiste quoique à peine moins dévotionnelle. À cet égard, que nous n’ayons de cesse, aujourd’hui comme hier, de diviniser l’image n’implique pas que l’on communie aux mêmes autels, pas plus que cela ne saurait sous-tendre que la qualité du regard, par quoi l’image existe et se substantifie, soit demeurée un invariant. Toute image est un “ document de culture ”, pour s’exprimer à la manière de Benjamin, tout regard, un acte non seulement sensible mais culturellement élaboré, construit et guidé.

Un souci légitime, en ouvrant cette réflexion, se dirigera donc vers la qualification de l‘“ image d’art ”, qualification à envisager surtout au regard de l’ensemble des images aujourd’hui en circulation, un ensemble dont celle-ci participe mais dont on veut croire qu’elle s’y profile comme un être particulier : un être, sinon disposé à la schizophrénie, du moins en rupture de ban, forme qu’on dira différente en termes d’occasion (d’où vient l’image ?), d’exécution (comment la fabrique-t-on ?) et de destination (à quoi sert-elle ?), pour en inférer par une trilogie relative à la qualification de l’œuvre d’art empruntée par commoditié à Claude Lévi-Strauss.

L’image d’art adopte, à notre fin du XXe siècle, des formes diverses : si elle peut être picturale, et s’inscrire dans la continuité d’une longue tradition, elle sera aussi bien photographique, cinématographique, vidéographique ou numérique. De l’image “ non artistique ”, elle se distinguera a priori à cinq titres au moins (quoique n’importe quelle image “ non artistique ”, au demeurant, puisse revêtir de fait un caractère artistique si on le décide). Poétique, en ce qu’elle relève d’une expression qui se veut créatrice avant d’être reproductrice. Sémantique : le sens qu’elle propose prétend évacuer les platitudes du sens commun. Symbolique, dans la mesure où le signe dont elle est le support entend s’arracher à la simple déclinaison du réel. Esthétique, en ce qu’elle cherche l’effet avant de viser l’utilité. Institutionnelle : sauf exception, on ne montre pas dans les mêmes lieux l’image d’art et l’image non qualifiée comme telle.

À ces caractéristiques, il conviendra d’en ajouter quelques autres, qualifiant l’“ image d’art ” non plus en fonction de ce qu’elle est mais, cette fois, au prorata de ce qu’elle n’est pas, — autant de caractéristiques, comme on va le voir, dont l’effet paradoxal est de brouiller la définition tout en la précisant. A priori, de la sorte, l’“ image d’art ” n’est pas une image didactique, — lors même qu’elle est bien, à sa manière, une information. A priori, elle n’est pas non plus une image documentaire, — lors même que ce type d’image, pour artistique qu’il se revendique, “ documente ” forcément quelque chose. A priori, ce n’est pas plus une image créée en vue du divertissement, — lors même qu’elle divertit, que le mot “ divertissement ” soit entendu selon l’acception pascalienne ou en vertu de l’option Disney du divertissement, sa régressive héritière contemporaine. Occasion de remarquer, au passage, combien le fait de penser l’“ image d’art ” en usant d’anti-définitions, loin d’éloigner formellement cette dernière du territoire global des images, aurait plutôt tendance à l’y aspirer. Où l’on vérifie une fois de plus, après Dino Formaggio, que l’art, bel et bien, “ c’est tout ce que les hommes appellent l’art ”. Et qu’il suffirait de peu, en la matière, pour abolir toute distinction entre les images quelles qu’elles soient, images qui toutes ont pour éminente particularité, nonobstant leur mobile, d’être d’un même tenant des formes visibles et destinées à être vues, formes en dernière instance validées par le regard qui parachève le cycle de l’image en se saisissant de cette dernière.

Faisons varier d’un iota le sens que nous conférons à l’art, dans une direction plus pratique et à peine moins soucieuse de symbolisation, et c’est la notion même d’“ image d’art ” qui cesse d’être décelable.

Ce faisceau de qualifications, loin de faire notre affaire, aurait plutôt pour conséquence de rendre plus étrangère que familière la définition concrète de l’“ image d’art ”. Telle est donc la raison d’être des pages qui suivent. D’une part, sachant que les

 

images d’art, aujourd’hui, se présentent nombreuses et variées au spectateur, mettre un peu d’ordre dans un ensemble assurément aussi prolifique qu’envahissant, — un ensemble, soit dit en passant, qui fait mentir par KO factuel la thèse de Régis Debray relative à la “ mort ” advenue de l’image en Occident. Tenter, d’autre part, d’analyser le pourquoi, tant de l’actuelle multiplicité que de la diversité irréductible des images d’art de la fin du XXe siècle, multiplicité et diversité que tout un chacun un peu curieux de l’art contemporain aura force d’admettre (même contre son gré) au seul spectacle de la création telle qu’elle se donne. Dans la foulée, il serait inconvenant de ne pas poser, devenue rituelle, la question de l’aura de l’image d’art, prétendûment entrée depuis Benjamin dans un irréversible évanouissement, ce qui est inexact (de même que le mouvement se prouve en marchant, selon la formule consacrée, le rayonnement préservé de l’image d’art s’atteste par la continuité d’attention que notre regard n’a de cesse de lui manifester). Sans oublier, subsidiaire mais non seconde, la question de la légitimité de l’image d’art tandis que celle-ci, non seulement fait l’objet de nombreuses concurrences, mais encore se profile de plus en plus souvent comme une “ anti-image ”, voire comme une “ non image ”. Si la plupart des images d’art, en effet, reconduisent le schéma classique de l’icône, certes à présent sécularisée, et son corollaire automatique, une vision que calibrent scrutation et contemplation, on ne saurait tenir pour négligeable l’irruption massive dans le champ de l’art, depuis moins de vingt ans, d’images se voulant présentes mais se récusant en tant que telles, voire se dérobant au moment même de leur apparition : soit par déni proclamé d’originalité, comme c’est la cas avec le corpus appropriationniste ; soit par défaut assumée de lisibilité ; soit par dissolution de l’image accomplie dans l’image même, la corruption de la représentation se donnant cours in vivo (et je songe ici, pour qui ne comprendrait pas l’allusion, au déploiement en constant progrès d’images d’art qui sont plus des fantômes d’image, ou des fantômes de l’image, qu’une mise en rapport du spectateur avec quelque chose de tangible). Bref, entre refus d’affichage (quoique l’on s’affiche) et stratégie du spectre (quoique l’image demeure malgré tout comme substance), c’est bien d’une formidable propension militante de l’image à sous-signifier qu’il est d’abord question dans les cas de figure problématiques que nous évoquons. Stupéfiante appétence, pour sûr, que celle d’une image d’art s’attachant à glisser du statut mercurien d’émissaire de la forme à celui, nous rapprochant de ce monde qui, disait Baudelaire, va finir mais en réalité n’en finit pas de finr, de la postforme.

Un mot encore, avant d’entrer dans le vif de la question. Parlant de l’image d’art telle qu’elle se conforme aujourd’hui, nous n’entendons évidemment pas parler pour l’art contemporain tout entier. Celles d’entre ces de ses inflexions que nous avons souhaité privilégier, à dessein, sont les moins intégrées qui soient, celles qui postulent pour la perturbation. Ou plutôt, si l’on considère que l’inflation des images d’art non perturbantes aujourd’hui constatée peut se qualifier comme pollution, celles qui postulent pour ce que l’on considèrera comme une dépollution. L’image d’art, comme l’image contemporaine dans son ensemble et sous toutes ses formes, est en effet le plus souvent vécue comme une forme éminente de pollution, à l’instar du monoxyde de carbone ou du bruit : non pas tant parce qu’elle est là que parce qu’elle s’impose au sens avec une insistance telle qu’elle peut relever de l’agression. L’image, dés lors ? Celle-ci, en tendance, est de moins en moins un objet de confort, à l’instar de la douche, de la charcuterie fine ou du vibro-masseur. Nous serions même tentés d’y croire de moins en moins (c’est bien connu : nous croyons essentiellement à ce que nous aimons), de même d’ailleurs qu’aux incitations à dévotion de ceux, iconodoules, médiologues, qui s’obstinent à en vanter le potentiel en termes d’information ou de représentation, — iconodoules et médiologues dont on sait bien que s’ils aiment tant l’image et incitent tant à l’amour d’elle, c’est d’abord et avant tout parce que celle-ci leur sert de fonds de commerce. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que certaines images et, en amont de celles-ci, ceux qui les créent, entendent réduire cet état de pollution, ou à tout le moins l’analyser dans une intention corrective.
Dire que nous aimons l’image de manière automatique est simpliste. Ce que nous aimons dans l’image, avant tout, c’est sa capacité de résiliation : résiliation de la monotonie, lorsque surgit devant le regard un beau paysage ; résiliation de l’ennui lorsque apparaît sur l’écran cinéma ou TV une proposition visuelle inattendue ; résiliation de la lancinante désespérance inscrite dans le quotidien lorsque nous observons ces photographies de famille rappelant les épisodes d’un bonheur passé mais encore palpable, l’image venant ici, comme le dit avec tant de justesse cette fois Régis Debray, “ jouer les prolongations ”. Concernant l’image d’art, il en va de la même dissociation entre images qui ne résilient rien et installent dans l’indolence spectatorale, et images résiliatrices, qui vont cette fois rectifier, ou tenter de rectifier, l’économie de la vision. Telle est pour la circonstance l’hypothèse qu’on formulera au terme de ce constat, dont on verra plus loin si le propos des interventions qui suivent, qu’elles émanent de théoriciens ou d’artistes, la recoupera : le salut de l’image d’art, moins que dans sa reconduction massive, pourrait bien résider dans les stratégies, sinon d’effacement, du moins de retrait à fins analytiques.

 

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