Le symbolique et l'ordinaire dans l'image d'art

Soumis par admin le mer 01/09/2021 - 14:03

par Christine Macel

 

S’agissant de la définition de l’œuvre d’art et, plus particulièrement, de l’image, Paul Ardenne a énuméré dans son introduction plusieurs critères fondateurs, relatifs qui à la question du sens, qui au symbolique, qui à l’effet, qui à la notion d’utilité. Une réflexion sérieuse sur l’image ou la représentation doit évidemment intégrer l’économie des rapports que tissent entre eux ces différents critères. Ceci posé, j’insisterai pour ma part sur l’importance de concepts tels que l’intentionnalité ou le milieu dans lequel les images sont reçues, forcément déterminants. L’enjeu principal, en l’occurrence : ce qu’on va exiger de l’image, notamment par rapport aux représentations établies. Sachant qu’en termes de représentation, ce n’est peut-être plus tant l’image en soi qui importe que l’actuel constat de la difficulté qu’il y aurait dorénavant à représenter. Notre époque, plus que les précédentes, réduit l’accès à la symbolisation, comme si la saisie de l’image se découvrait bloquée du fait de l’évolution de la société contemporaine vers le spectaculaire intégral.

 

Anna+Bernhard Blume, 1996-1998
Raymond Hains, Cahors mundi, 1999
Raymond Hains, "Cahors mundi", 1999, macintoshage, commande du CNAP et Kendell Geers, "Title Withheld (Shoot)", 1998

 

L’image d’art comme signe d’une déliquescence

Le philosophe italien Giorgio Agamben, dans un texte tel que L’homme sans contenu, a soin de relever sur ce point la déliquescence de l’esthétique ainsi que son potentiel déclinant à représenter, une situation consacrant en parallèle l’émergence d’un homme — d’un artiste — sans contenu véritable. Toute la question, en vérité, c’est de savoir si on peut oui ou non, aujourd’hui encore, faire œuvre à partir de l’image. Car l’œuvre d’art, à présent, ne se définit plus uniquement dans un rapport privilégié au symbolique, quand encore ce rapport existe. Semble importer, en lieu et place, le rapport devenu très fécond qu’elle entretient avec le banal et l’imaginaire. Baudrillard, dans les années 70, a pu développer une théorie stipulant que tout imaginaire était à présent évacué des images (voir L’échange symbolique et la mort), le réel ayant fini par se prendre, disait-il, dans la boucle d’une répétitivité pure de lui-même. Dès lors, il n’y avait plus d’autre issue à la crise de la représentation sinon la répétition de ce réel, sans ajout supplémentaire à ce qu’il est – une vision désespérée, comme l’on voit. On peut trouver mezzo voce une suite aux réflexions de Baudrillard dans ce que Paul Ardenne a décrit s’agissant des années 90, à savoir l’importance, en celles-ci, de l’art du “ banal ”, du “ décept ” ou de ce qu’il appelle la spectralisation des images. Phénomène de spectralisation que j’aime qualifier comme étant celui de la fatigue des images, une fatigue convoquant ce que Roland Barthes, en son temps, avait déjà pointé comme un fading, comme un évanouissement. Ce moment où les artistes vont utiliser l’image dans le sens d’une décomposition, d’une déliquescence volontaire, et cela pour réagir au trop plein d’images de la société spectaculaire, un trop plein d’images sans sens, justement.

Erwin Wurm, 1999
Erwin Wurm One minute Sculpture (Cahors série), 1999


Se dégager de la question de l’art

L’art des années 90, en large part, tourne autour de la représentation du réel, une représentation convoquant des concepts tels que le banal, l’ordinaire, le quotidien. Il y a bien alors, insistante, une recherche de proximité, une appétence des artistes à travailler sur la réalité qui leur est la plus familière. Cette inflexion n’est pas absolument nouvelle. Un Raymond Hains, qui commence la photographie en 1947, après la Deuxième Guerre mondiale, travaille dès le début dans cette optique : scruter le réel, le prendre comme base d’un travail artistique. Ajouter au monde, donc, en fonction de ce que sous-tend la représentation comprise en son sens étymologique de “ re-présentation ”, débiteur tant de la duplication que de la production symbolique (“ symbole ”, en grec : réunir, ajouter à ce qui existe déjà). Je rappellerai, sur ces points, les écrits d’un théoricien tel que Craig Owens, notamment ses textes relatifs au postmodernisme. Se positionnant contre les théories de Baudrillard sur la perte du sens, Owens relit l’histoire moderne et contemporaine à la lumière de l’allégorique. Il montre que ce dernier n’a pas quitté l’image, quand bien même celle-ci paraîtrait retirée sur le périmètre isolationniste du formalisme ou de l’autonomie proclamée. Dans un texte intitulé L’impulsion allégorique, en particulier, Owens souligne à propos de l’art postmoderne combien son but n’est plus de proclamer son autonomie, son indépendance ou sa transcendance mais, à l’inverse, de tenir le registre de sa contingence intrinsèque, de son manque d’indépendance et de son absence de transcendance. La création des années 90 doit être lue à cette aune. Du moins dans ses versions les plus intéressantes, l’art y abandonne la tentative naïve de se faire production autonome. Il renonce à l’idée de n’être que la description de ses propres problématiques, à l’instar de l’art conceptuel, cette philosophie de l’art d’essence tautologique. Sur ces points, je n’irai pas tout à fait dans le sens de Paul Ardenne quand il dit que l’image s’est installée aujourd’hui dans un état de retrait, retrait dont la raison d’être serait d’ordre analytique : se replier pour se penser. Je crois plutôt que les artistes tendent à se dégager toujours plus de la question de l’art comme philosophie et à renouer avec leur univers immédiat, leur subjectivité.

 

Natacha Lesueur, 1998
Natacha Lesueur, "Sans titre", de la série "Aspics", 1998, courtesy galerie Soardi, Nice

 

 

L’ordinaire du réel, non du regard

L’art du banal, certes, à travers l’exemple éponyme d’un Warhol, c’est de prime abord l’inverse de l’affirmation d’une subjectivité : ce que Sami Ali décrit comme une subjectivité sans sujet, paradoxale dans la mesure où l’œuvre s’élabore grâce à ce qui la nie a priori, — la neutralité, la littéralité. Aujourd’hui, cependant, cette attitude paradoxale, pétrie de passivité et de travail en surface, est interprétée bien souvent comme une impasse. À quoi aboutit-elle, en effet, sinon au fait que le banal, comme victorieux de lui-même, finit par se commuer en spectacle incomparable ? La position des artistes des années 90 est différente. En termes de représentation et d’image, l’artiste va bien souvent partir du réel lui-même, de l’ordinaire, du banal tels qu’il les vit au quotidien, sans aller chercher plus loin qu’en bas de chez lui. S’il parvient à transfigurer ce réel, c’est non de produire de l’extraordinaire au sens strict — cela renverrait à ce spectaculaire qui resplendit chez un Warhol ou dans le pop art — mais de construire son propre monde, dans les termes d’une transmutation, non le monde banalisé que constitue la réalité en tant que telle.
Attaché à cette entreprise, chaque artiste va apporter au demeurant une réponse particulière et unique. On peut toutefois distinguer différentes “ familles ” de regards. Certains vont considérer le monde au prorata de cette idée qu’a développée Georges Pérec dans L’infra-ordinaire : s’attacher au presque rien, à l’anodin, à ce qui nous entoure, au manger, au boire, au dormir, puis élaborer l’œuvre à partir de là. Attachement à l’“ endotique ”, à l’extraordinaire proche de nous, comme a pu le dire Pérec, et non à l’exotique, cet autre extraordinaire que l’on va chercher au plus loin et ailleurs. Voir une vidéo de Yves Trémorin telle que We, other : durant une vingtaine de minutes, cette œuvre enchaîne par séquences des gestes anodins ou familiers prenant des dimensions parfois très oppressantes, par exemple le gros plan d’une femme pissant dans une cuvette.
Une autre attitude va consister à arpenter le réel, à le scruter pour y déceler quelque chose faisant partie a priori du monde de l’artiste, et cela quoique cette chose préexiste dans le réel. C’est Raymond Hains parcourant la ville, attentif à tel ou tel signe et disant que ses œuvres existent déjà, qu’elles crèvent les yeux mais que personne avant lui ne les a vues. C’est encore un Philippe Durand, qui montre au moyen de photographies reportées sur toile des situations du réel le plus familier, un réel souvent traité avec humour mais filtré par son regard. L’humour met à distance l’objet, il affirme un positionnement particulier du sujet, tenu dans une sorte d’écart. Une tendance intéressante dans la mesure où la transfiguration de l’ordinaire est acquise avec les moyens du bord. On retrouve un esprit proche dans le travail des Blume, entrepris de plus longue date, traitant du quotidien sur le mode d’une hystérie délirante et ravageuse. Ou encore chez un Erwin Wurm, à travers ses One Minute Sculptures, parmi bien d’autres exemples.

Erwin Wurm, 1999
Erwin Wurm, "One minute Sculpture" (Cahors série), 1999

Dans un texte récent intitulé “ Sur le fil du rasoir ”, publié dans le numéro d’Art Press (avril 1999), Dominique Baqué fait le constat, s’agissant des images produites aujourd’hui, de leur réel désenchantement. Baqué vise en particulier cette génération qui aura ressassé jusqu’à plus soif, souvent de manière autarcique, le thème de l’intimité de l’artiste. Une génération portée par un idéal de défection dans son rapport au social. L’approche très critique de Baqué a le mérite de soulever la question de ce que l’image peut signifier aujourd’hui, en en marquant par rebond les limites. Le point de vue défendu, pour autant, peut paraître par trop pessimiste, surtout une fois rapporté aux actuelles esthétiques de l’ordinaire, des esthétiques fortes d’un authentique pouvoir de transfiguration. Autant que la question de l’ordinaire stricto sensu, c’est le regard que les artistes exercent sur celui-ci qui doit être pris en compte : sa spécificité, son intensité et, par voie de conséquence, son potentiel à représenter, ici indéniable.

Christine Macel

 

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