La Représentation de l'Artiste comme Image de Soi

Soumis par admin le lun 29/11/2021 - 16:04

"L'art est à l'opposé des idées générales, ne décrit que l'individuel,  ne désire que l'unique."  
                          Marcel Schwob (Vies imaginaires)


    En guise d'introduction on peut dire que tout un pan de l'histoire de l'art ancien, mais aussi de l'art actuel, s'est édifié autour de cette problématique de la représentation de l'artiste.

    Cela peut s'entendre ainsi : la figure de l'artiste en tant que dépositaire de la geste artistique; ou bien simplement l'artiste interrogeant la question du réel (voire de la ressemblance) à travers l'auto-représentation. Ces deux approches convergent l'une et l'autre vers la figure mythique de l'artiste, laquelle doit beaucoup aux historiens d'art (en particulier le premier d'entre eux, Vasari, l'auteur des vite de piu eccellenti architetti, pittori, e scultori ), figure mythique de l'artiste entretenant le mythe de l'art incarné : de Rembrandt à Van Gogh ou, tout proches de nous, Warhol ou Kippenberger.

Leigh Bowery photo Nick Knight

Mais ce n'est pas "l'énigme de l'artiste comme phénomène sociologique"1 - pour reprendre l'expression de Ernst Kris et Otto Kurz - qui nous préoccupera ici mais plutôt un aspect de cette représentation de soi : l'artiste comme support et matériau de son propre art. Plus précisément encore notre sujet se situera du côté des mutations et des métamorphoses de la représentation du corps, non pas "en général", mais à partir du corps de l'artiste. En revanche, le corps "mutant" aux prises avec la science et la technologie  apparu à l'orée des années 90 - on se souvient de l'exposition "Post Human" de 1992 à Lausanne qui en est comme le manifeste - sera laissé de côté, quand bien même il y a là tout un faisceau de notions et de fascinations maîtrisées passionnant avec lesquels frayent aujourd'hui quantité d'artistes au sens large - je pense aussi bien à David Cronenberg qu'à Matthew Barney ou plus directement à une artiste présente dans Transimages : Orlan (dont le travail ne saurait être réduit à cet aspect technologique comme on va le rappeler dans un instant, mais qui, est une pionnière dans ce domaine du corps "mutant" interrogeant les sciences du vivant )  

    Représentation de soi, donc.
    Représentation et métamorphoses.

    Quelques rappels et quelques noms repères pour fixer notre sujet qui ne sera naturellement que survolé..

Le corps de l'artiste

    La crise de la représentation, l'explosion de la peinture hors de son cadre strict, exacerbée par des artistes comme Pollock, ont donné lieu, on le sait, à l'invention de nouvelles formes qui ont directement convoqué le corps de l'artiste.
 
    L'avènement de l'artiste comme support et matériau de son propre art trouve en écho tout un lot de significations diverses selon les périodes. Sans se lancer dans un historique détaillé de l'art action des années 60/70 à nos jours, il est clair que le paysage de ces années-là voit s'opérer de grands bouleversements. Le corps de l'artiste va y jouer un rôle de première importance, participant dans certains cas, comme il a été dit, du mythe de l'artiste : un corps, une vie, une légende (cela vaut pour Klein, comme pour Beuys, pour Gilbert et George voire pour Ben ). Mais il va se faire également le révélateur de grandes questions, aussi bien politiques qu'identitaires. J'évoquais à l'instant Orlan; je pense en l'ocurrence à la première apparition d'Orlan en Madone intégrant ce qu'elle appelle un strip-tease occasionnel à l'aide des draps provenant de son trousseau de jeune fille (pour aboutir à l'image nue de la Vénus de Botticelli) : s'exprime là, pour le dire très vite, à la fois un propos sur la femme en tant que corps (réalité que sa représentation nie en quelque sorte. Car aussi bien le corps, ainsi que le dit François Pluchart dans "l'Art corporel" "ne représente rien, il exprime une idée"), et un propos sur la femme-artiste; un propos sur l'histoire de l'art bien entendu et sur la dimension iconique de cette histoire de l'art, et sa nature cultuelle (on est là en 1974). En 1977, transgressant les interdits - ceux doublement fixés par une certaine "décence" morale et les limites de l'art - et ce d'autant plus lorsque qu'elle est une femme, son Baiser de l'artiste à la FIAC (c'est son 25°anniversaire!) suscite on s'en souvient un tollé de réactions dont le renvoi de son poste d'enseignante ... Le corps en jeu n'est pas seulement le corps en tant que réalité intime et ultime, mais bien aussi un corps non séparable du contexte social et moral. Rappeler cela à propos d'Orlan, n'est pas là pour l'anecdote mais pour souligner la dimension d'engagement que revêt alors pour certains artistes la problématique corporelle. Est-ce que pour autant on peut affirmer comme François Pluchart que dans "l'art corporel" : "le sujet exclusif est le corps"? Pour Orlan (qui n'est pas incluse dans la théorie de Pluchart), certainement pas. Pour un artiste comme Schwarzkogler (qui le plus souvent n'est pas lui-même le corps photographié) sans doute, malgré le caractère hermétique et symbolique de ses œuvres, probablement (et ce, malgré ses mots : " les corps ne sont que des apparences, des images de notre imagination")... Pour Michel Journiac, peut-être. Quoique cela demande à être démontré...

Le corps révélateur

    L'artiste engagé par son corps. Le corps porteur d'affirmations (pas de revendications, d'affirmations), ou se faisant l'écho d'énoncés, de situations sociales d'ordre identitaire. Tel peut être présenté sinon toute l'œuvre de Journiac du moins sa portée décisive encore aujourd'hui. Car il est évident que l'essentiel de l'art de Michel Journiac repose sur cette dialectique corps/société, dialectique exprimée en ces termes : "le corps se révèle à la fois comme contestation du social et donnée sociale" (extrait du livre 24 heures de la vie d'une femme ordinaire). En effet, quand bien même Michel Journiac recourt au travestissement et à l'"adjuvant sexuel qu'est le vêtement", pour reprendre une expression de François Pluchart, il s'agit, avec 24 heures de la vie d'une femme ordinaire comme du reste avec l'Hommage à Freud de travestissement social ou plus exactement d'une remise en cause des discours dominants (à replacer dans les combats de l'époque autour de l'homosexualité). L'utilisation de sa propre image n'est là que pour mieux servir son propos de médiateur interrogeant les rituels sociaux et en démontant les ressorts pour mieux dénoncer les conditionnements. Comme l'a parfaitement énoncé Vincent Labaume : "Le travesti pour Journiac, n'est pas une petite affaire de narcissisme personnel, encore moins d'obsession érotique, ou d'esthétique provocateur". Le corps est, pour reprendre les mots mêmes de Journiac, "création de soi et de l'autre".

Le Moi subjectif

    Pour rester dans la même période, une personnalité comme Urs Lüthi met davantage en exergue un  "moi subjectif" ne se faisant pas forcément le porte-parole d'une cause précise. Et là on touche véritablement à ce que j'appelle la représentation de l'artiste comme image de soi . Il s'agit moins de la mise en oeuvre des signes sociaux que de celle des signes d'une individualité faisant une large place à une sorte d'idéal subjectif, propre à l'art postmoderne.  C'est au travers de ce prisme que peut se lire la série photographique bien connue : "Just another story about leaving" de 1974 : variation autour de son propre visage (enregistrant, d'une photo à l'autre, des signes d'altérité), mais aussi jeu de glissements d'un sexe à l'autre, passant du il au elle avec subtilité. S'il ne recourt pas, dans cette série, à beaucoup d'artifices du type maquillage, et encore moins de costumes (comme c’est le cas chez une Cindy Sherman, par exemple; chez lui, c'est l'éclairage qui crée l'illusion), on notera que dans d'autres œuvres le masque est présent, soulignant l'image de son corps, créant un effet de ressemblance au même.

J'ai employé à dessein le mot "variation", tel qu'on l'utilise en  musique, pour souligner la capacité de Lüthi à explorer les diverses strates de jeu de nuanciations. Ce que Philippe Lacoue-Labarthe a très bien analysé en parlant justement de la "répétition du Même" induite par la photographie. (Il y parle aussi de la fonction de ce médium en s'interrogeant : "Et si le 'travestissement' n'était après tout qu'un effet du photographique ?". L'idée de projection, au sens de s'auto-projeter dans un devenir hypothétique (mi-fictif, mi-réel) nous apparaît encore plus intéressant lorsque ce devenir devient tangible, et que l'occasion nous est donnée de le découvrir dans un espace-temps bien réel. Je fais allusion à celui de la Biennale de Venise en 2001. Urs Lüthi, dans le cadre du Pavillon suisse y présentait un arrangement de ses oeuvres (plus qu'une simple exposition) réunies sous la devise empreinte d'une légère ironie : "Art for a better life". N'hésitant pas à se mettre en scène dans un raccourci convoquant présent et passé, le spectateur était accueilli par une sculpture hyperréaliste trônant au centre de la grande salle d'exposition présentant un Lüthi assez difforme, peu conforme en tout cas à l'image gardée de lui telle qu'il avait pu la cultiver au début des années 70... Sculpture donc assez grotesque : Lüthi était figuré allongé sur un piédestal vêtu d'une sorte de tenue de sport (bermuda moulant noir avec tee-shirt également noir assorti, nike aux pieds), lunettes noires, crâne rasé, le poing dressé comme pour accompagner cette exhortation s'étalant en toutes lettres derrière lui, sur fond bleu synonyme de promesse de bonheur : "Art for a better life". Outre le fait que le propos général de l'exposition véhiculait un discours sur la publicité, le monde marchand, l'hégémonie des marques et la tyrannie du jeunisme dans la société - bref, un propos sur le "spectacle" au sens situationniste du terme - Lüthi avait replacé tout cela dans le champ de son propre travail, puisque, aux côtés de cette sculpture, étaient présentés sur les murs un certain nombre d'autoportraits photographiques des années 70, rajeunis numériquement, agrandis et pourvus de cadres nimbés d'une aura rouge. Deux imageries se croisaient en  somme : celle de la vie  "directement vécue" et celle de son fantasme, à travers les reliques de sa représentation.

Le corps mis en scène

    Cette volonté d'amener le regard du spectateur à la conscience des jeux de rôles que constituent la reconnaissance du corps se retrouve chez un autre artiste faisant du Moi-corps son matériau (le psychanalyste Didier Anzieu parle lui du Moi-peau), mais avec un grand souci de mise en scène, c'est Jürgen Klauke. Je rappelle, mais n'irai guère au-delà dans cette présentation, que Klauke, comme d'autres artistes de sa génération (Lüthi, Castelli, Ontani...) a participé en 1972 à la légendaire exposition du Kunstmuseum de Lucerne "Transformer". Son travail alors est le passage d'un je à un autre je : Klauke en être feminin et masculin 2 . L'artifice est au cœur du propos ou du moins de la forme, à l'opposé de pratiques corporelles prétendant toucher au plus près du réel dans l'expérience vécue, y compris par la douleur et dans le danger physique (disons le versant "héroïque" du "body art" : Gunther Brus d'abord, Vito Aconcci, Dennis Oppenheim, Gina Pane, Chris Burden, Marina Abramovic autrement). On notera qu'à l'exposition Transformer étaient également présentés David Bowie, les New York Dolls ou Brian Eno (il est par ailleurs inutile de rappeler que le titre emprunte au célèbre album de Lou Reed).

    Ce lien avec la scène rock déplace de fait la question du corps en tant que tel vers le paraître comme acte artistique. Il ne s'agit plus, ou pas seulement, d'une réflexion sur le corps, en tant que corps collectif, ses fonctions et  ses désirs ou son inscription sociale, culturelle ou religieuse, mais d'un corps-ressources, d'un corps-laboratoire pourrait-on dire. Il faudrait alors évoquer la filiation qui pourrait être établie entre le dandysme ("fais de ta vie une œuvre d'art" d'Oscar Wilde) et ce "fais de ton corps une œuvre d'art". Le corps paradoxalement est mis à distance par le biais de la création d'un objet unique, singulier en opposition avec le corps collectif. Il est anti-naturel, renvoyant a l'éloge du maquillage de Baudelaire. Je songe, évoquant cette filiation avec le dandysme à la figure apparue dans les années 80, aujourd'hui véritable objet de culte pour la génération actuelle d'artistes travaillant aussi bien la question de la représentation corporelle tant du point de vue des arts plastiques que de celui de la scène, tels certains danseurs-performers comme Alain Buffard ou Christian Rizzo par exemple : il s'agit de  Leigh Bowery.

    Véritable oeuvre d'art ambulante, Leigh Bowery d'origine australienne attiré par la bouillonnante ambiance artistique londonienne des années 80, devient vite une figure phare qui va aimanter la scène nocturne de la capitale, hantant les soirées des clubs - dont le célèbre Taboo - créant, chaque soir, des personnages différents au moyen de costumes plus excentriques les uns que les autres, mais surtout d'une inventivité inégalée et sans cesse renouvelée. Sa conviction était (je le cite) "plutôt que de peindre une toile ou de modeler de l'argile, je mets toutes ces idées sur moi-même". Le vêtement comme extension du corps donnant lieu chez lui à la création d'un look "pois", ou d'un look "blob" (semblable à un gros chewing-gum, rehaussé juste d'un petit trou au niveau des yeux).
 
    Leigh Bowery incane à la perfection cette idée de la posture de l'art comme règle de vie, rejouant la scène du privé et du public tout en se mettant à distance au profit de la construction d'une oeuvre d'art qui serait soi. Bien sûr il faudrait pouvoir davantage développer l'idée de ce postulat qui consiste à positionner l'individu comme devenant son propre sujet mettant en jeu appropriation en même temps que désappropriation de soi.

    Au chapitre de la transformation de soi comme affirmation d'un signe distinctif du culte de l'altérité, alliée à un goût de l'ostentation, voire revisitation d'un certain narcissisme, j'aurais souhaité pouvoir aborder une figure des années 30-40 comme Claude Cahun (de son vrai nom Lucy Schwob) personnalité miroirante s'il en est, à la fois photographe (excellant dans le genre de l'autoportrait avec sa panoplie de masques et de miroirs), poète, actrice, essayiste (pratiquant le pamphlet), homosexuelle revendiquant un engagement libertaire. Claude Cahun sur qui je terminerai en évoquant ce geste hautement symbolique de la coiffure sacrifiée, se coupant les cheveux à ras à 20 ans (quand elle ne se les rase pas), puis se les teignant en rose, puis en doré et en argent... La boucle est bouclée avec la nièce de Marcel Schwob, cédant la place à d'autres vies imaginaires; celles dont nous parlent aussi bien Orlan que Brigitte Zieger qui je crois entretient un rapport également particulier à la chevelure...

 

                            Patricia Brignone