Intervention orale de Michel Maffesoli suivie d'un dialogue avec Edouard Boyer, Timothée Rolin, Anne-Marie Morice et Claudio Parrini
" Chacun de nous jouit moins d'une identité stable que d'une série d'identifications par lesquelles il exprime les diverses possiblilités le caractérisant. Mais obnubilé par la logique de l'identité, celle du sujet rationnel ou du citoyen responsable, on s'interdit penser la pluralité au sein d'un même individu. (…) (Or) il est important de penser théoriquement ce " plus qu'un " qui caractérise chaque personne. Ce qui outrepasse notre identité, sexuelle, idéologique, professionnelle. Ce qui, si on se réfère à une expression triviale, pousse tout un chacun à " s'éclater ", lui fait vivre, fantastiquement ou réellement, ce qui est de peu d'importance, les rôles les plus divers, les rêves les plus fous. Les conversations télématiques, les chats en sont une illustration, chacun y parlant sous son pseudo. Ce qui à bien des égards le fait communier à ces entités immémoriales que la psychologie des profondeurs appelle les archétypes. Il y a en effet un va-et-vient constant entre les stéréotypes de la vie de tous les jours, et les archétypes, encracinés dans la mémoire collective, que les mythes, les contes et légendes illustrent fort bien. (…) On peut se demander, à cet égard, si le succès de la publicité, celui des Game Boy, des jeux de rôles ne repose pas, justement, sur cette dialectique archétype-stéréotype. " Extrait de La Part du Diable, précis de subversion postmoderne, Ed. Flammarion, 2002)
Michel Maffesoli : Le sujet qui nous réunit au fond est l'être, non pas comme étant la question de l'être de l'existence, l'être en son sens définitif, mais comme l'être qui doit être nominal. Cela signifie qu'on est quelqu'un, qu'on est quelque chose. Et c'est cela la tradition occidentale, le glissement de l'être infinitif à l'être nominal. Alors que d'autres traditions et j'y viens, reposent sur un être infinitif. Un être infinitif et non pas un être qui va être, encore une fois, un homme, une femme, ceci ou cela et qui devient dés lors nominatif. Voilà d'où nous venons.
Pour moi, je parlerai rapidement de ce qui me paraît être actuellement une espèce d'inversion de polarités. C'est un petit incident cette inversion de polarités qui est beaucoup plus vécue que pensée, cette inversion de polarités que l'intelligentsia sous ses diverses formes comprend fort mal ou ne comprend pas du tout. Cette inversion de polarités que peut-être l'artiste, lui, saisit beaucoup mieux ; parce qu'il y a dans cette tradition justement quelque chose qui a moins à faire avec le concept et qui a plus à faire avec la " concrétude " des choses. Alors qu'est-elle cette inversion de polarités ? Je ne fais que reprendre ce que j'ai dit tout à l'heure au premier point, là encore, sans intention d'évoquer le pourquoi aux choses mais plutôt le comment aux choses. La position que je vais essayer de développer est une position plus empirique que véritablement conceptuelle. Elle consiste à dire ou à constater une espèce de pluralisation de la personne.
Depuis une vingtaine d'années, j'essaie de rendre attentif à l'affaiblissement de cette notion forte d'identité qui était le propre de notre unité structurelle, mais qu'il y a des identifications multiples, des ambiguïtés multiples, et que c'est cela le rapport à l'être. Il n'y a plus d'intangibilité de l'identité, il y a multiplicité des identifications, sexuelle, idéologique, professionnelle, et on pourrait à loisir, multiplier les exemples dans ce sens. L'idée d'ambiguïté y compris dans ses aspects proprement théoriques, est, à proprement parler, incarnée par le polythéisme. Non plus un dieu UN, mais un polythéisme structurel qui est là, vécu, qui va de pair, à mon sens, avec le tribalisme galopant que l'on observe. On peut en penser ce que l'on veut, comme toujours, c'est pour le meilleur et pour le pire, mais il n'en reste pas moins que cela ne se situe plus dans les grandes institutions sociales, qu'on n'est plus confronté à des individus maîtres d'eux et contractant avec d'autres individus maîtres d'eux, mais qu'on est au contraire dans quelque chose qui va renvoyer à la perte de soi dans l'autre. Et la tribu, dans le fond, c'est cette perte de soi dans l'autre, le fait de n'exister que par et sous le regard de l'autre, dans une entité qui est dans le fond beaucoup moins séparatrice, beaucoup moins distinctive, dans une réalité qui serait de l'ordre de la viscosité. Pour moi, il y a de la viscosité dans l'air.
Alors en reprenant une vieille question, quelle est la " glutinum mundi ", quelle est la colle du monde ? parfois la colle du monde va se faire à partir d'un contrat avec la raison c'est la modernité. Parfois elle va se faire à partir du partage, de cette pluralisation de l'acte, pour rendre attentif au dépassement de la distinction. Alors, deuxième pendant de ce que je disais tout à l'heure sur l'iconoclasme : l'un iconoclaste, le pluriel et l'inscription de cette pluralité. Alors comment faudrait -il dire ? J'emploie souvent le mot imaginaire. Il y a un terme que j'ai utilisé en empruntant à la tradition philosophique allemande et que l'on retrouve chez Corbin, que l'on retrouve chez l'anthropologue, mon maître, Gilbert Durand, qui est l'idée d'un monde " imaginal ". Il est intéressant ce mot : " imaginal ". Chez Corbin, il décrit par là le fait que l'image a, je dis le mot et je l'explique, une fonction de mésocosme. Contenant quelque chose qui serait au milieu, entre le micro et le macro cosmos, l'image est mésocosmique. Stricto sensu : elle est quelque chose qui relie des instances que l'on avait séparées : la nature, la culture, l'autre, moi-même…
Et ce qui me parait important, c'est de voir comment ce monde imaginal permet de rejouer l'envers de ce qu'a été l'iconoclasme sur deux millénaires et une communion autour de totems ? C'est ça l'idée de la tribu dans le fond :on va partager des images, suivons la métaphore religieuse, d'une manière eucharistique, d'une manière quasiment communielle. Cela me parait être un élément fort contemporain : après avoir sur la longue durée cassé l'image, on ne sait pas pourquoi cette image se venge. Si je voulais m'amuser à la manière hégélienne qui parlait d'une ruse de la raison, je dirais qu'il y a une ruse de l'image, une ruse de l'imaginaire contemporainement. Tout simplement parce qu'on avait mis le couvercle longtemps et très fort et qu'il se met à exploser dans tous les sens, ça pête, ça fourmille, ça bombarde. Il se trouve et cela est très intéressant, c'est d'ailleurs la seule définition que je me permette de la post-modernité, qu'il se forme une synergie de l'archaïque et du développement technologique. Il y a synergie des multiplications des effets, partager des images c'est archaïque. Il y a ce côté qui nous relie à la terre, qui nous relie aux autres et en même temps internet, la toile, d'une manière horizontale, est un lieu formidable de ce partage d'images, communielles dans le sens que j'ai dit, de totems autour desquels des gens se retrouvent. Il y a quelque chose qui n'est plus dès lors de l'ordre de la verticalité. Dieu, l'homme, l'individu, l'institution, ça c'est le coté parfaitement vertical. Alors que le propre de l'image - c'était ça les cultes dans les hauts lieux- est horizontal. D'une manière horizontale on se retrouve et on communique au travers des éléments. Il me semble que cette synergie que l'on voit dans la toile, que l'on voit sous ses divers moyens de communication, rejoue cette conjonction très forte entre un désir d'autre qui est souvent l'adjuvant du développement technologique. De ce point de vue se rejoue quelque chose d'autre.
Alors que faut-il dire ? Holisme ? ou peut être que le mot de synesthésie serait cela ? Sensation, partage des sens mais d'une manière globale. La syn-esthésie c'est bien le partage de sensations de soi à partir des autres. Je rappelle une autre manière de l'écrire, cénesthésie qui renvoie à la même idée. La cénesthésie corporelle c'est véritablement le sentiment d'être bien dans sa peau à partir de la conjonction des divers organes, de tous les fluides et de tous les solides qui sont dans un corps. Et bien on peut imaginer que dans un corps social il y ait cette cénesthésie qui se rejoue mais à partir des sens. Non plus l'adoration de dieu en esprit et en vérité, mais au contraire, le fait de redonner aux sens ce que j'appelle " l'entièreté de l'être ". Non plus un être qui serait comme je l'ai dit nominal, mais un être véritablement holistique, où, à bien des égards, il y ait des conjonctions là où il y a eu de la séparation. La séparation c'est le concept " hégélien ", c'est la spaltung freudienne, la coupure et c'est tout simplement la transcription de la première phrase biblique : "Dieu sépara la lumière des ténèbres ".Moi je dirai que dans cette séparation initiale, à bien des égards, l'image rejoue quelque chose d'autre que la simple séparation.
Deux mots pour terminer, le premier schéma, ce qui a fait la modernité, peut se résumer dans l'idée de représentation et toutes les grandes conceptions philosophiques et théoriques sont de l'ordre de cette représentation du monde mais où on ne fait que le représenter.
Alors que dans le second schéma, c'est une piste que j'emprunte et sur laquelle j'essaie d'écrire et de réfléchir, nous sommes dans le thème de la présentation. L'idée de présentation n'est plus dès lors simplement intellectuelle. Il y a là quelque chose qui est enlevé à une caste spécifique, l'intelligentsia sous ses diverses populations. Mais encore une fois il s'agit de présenter ce qui est, et non pas de représenter ce qui devrait être ou ce qui pourrait être, ce qui était la grande prétention de la modernité et de notre tradition judéo-chrétienne. Et ce glissement de la représentation à la présentation est pour moi ce qui est en train de se passer actuellement, avec quelque chose de plus vécu que pensé et qui n'est certainement pas théorisé.
Anne-Marie Morice: C'est une introduction qui va vraiment au fond des choses, et qui peut trouver à s'appliquer dans les démarches artistiques de l'exposition. Dans ce thème de Transimages, il me semblait particulièrement intéressant de parler de cette question d'identité qui est posée par les pratiques des nouvelles technologies et des réseaux. Le travail d'Edouard Boyer et de Timothée Rolin me semblait pouvoir se lire selon la " grille maffesolienne ". Edouard Boyer qui entretient avec son identité une relation qui n'est pas figée et qui est très ouverte et généreuse je trouve.
Edouard Boyer : Mon travail est en effet conçu pour être très ouvert aux discours et discussions, il peut même être support aux discussions. Pour faire la liaison avec ce qui a été dit, j'ai envie d'accrocher Missing à l'imagination de l'actualité. L'imagination saint-augustinienne, celle qu'on appelle la folle du logis, dont vous parliez tout à l'heure est une définition très individuelle de l'imagination qui repose sur la singularité d'un individu. Alors que mon travail repose plutôt sur une imagination qui ne m'appartient pas, qui naît de la rumeur de la foule dans laquelle je suis, et dont je me sers. J'ai demandé au experts quifabriquent les vieillissements de m'aider à me représenter en partant d'une photo de moi à l'âge de trois ans. cette imagerie du vieillissement a une histoire, elle part de l'anthropométrie, de la recherche policière, de l'identité. Elle participe à l'imagination collective quelque chose que je connais, qu'il m'advient mais qui n'est pas qu'à moi. Et donc moi j'emprunte cette image qui est celle de l'autre de la foule. Le problème de l'altérité se trouve là. L'art que je pratique et dans lequel je crois doit emprunter à d'autres terrains, à d'autres règles de jeu qu'à lui-même. Il n'a plus cette prédominance sur la représentation du monde, il est sur d'autres lieux que le sien propre. C'est une faiblesse mais dans laquelle entre déjà cette notion d'altérité. On va sur le terrain de l'autre, on joue on déjoue les règles d'autre choses, ainsi de cette règle de la représentation de soi et de l'identité. Tu parles de générosité ? Tu évoques peut-être le site où on peut commander ma vie (http://www.boyeredouard.net). On m'y commande de faire des actions et je les réalise, elles influent ma vie mais ne sont pas totalement ma vie, là aussi j'entretiens ce contact avec l'altérité.
AMM: Mais je trouve aussi très intéressantes dans Missing ces hypothèses que tu soulèves sur un autre être que tu aurais pu devenir et qui te ressemble mais est en même temps très différent de toi. Tu joues l'idée que ton image t'échappe et aussi ta vie.
EB: Oui c'est un devenir possible mais aussi passé d'une certaine manière, un autre lignage, un être parallèle, un autre moi-même mais peut-être qu'on rejoint ici un terme que j'ai vu chez M. Maffesoli, l'être ensemble, ce qui cimente l'être ensemble ce pourrait être cette prolifération des avatars sur internet, des pseudos, les créations d'autres soi-mêmes, et aussi cette projection anthropométrique, scientifique, puisque ce sont des calculs scientifiques que j'ai utilisés pour Missing. Il s'agit des statistiques de l'évolution entre 0 et 25 ans des Européens moyens, plus des adjonctions de l'image du père et de la mère pour pouvoir corriger et adapter. Ce sont des techniques policières.
MM: C'est cela qui en vous écoutant me semble tout à fait contemporain, la démarche artistique est souvent une forme cristallisatrice ou anticipatrice par rapport aux théories qui sont en retard. Ce que vous indiquez c'est une vraie cristallisation de la porosité, non pas l'enfermement en soi mais une constante connexion qui est le propre même de l'existence. Tout à l'heure je citais Descartes en rappelant cette formule qui indique que pour lui l'imagination ne permet pas le bon fonctionnement de l'esprit, on se souvient de la formule cartésienne " cogito ergo sum " mais on oublie la suite " cogito ergo sum in arcem meum ", je pense donc je suis dans la forteresse de mon esprit. Ce que vous me montrez c'est bien le jeu de l'imagination, on fait pêter, on s'éclate mais un éclatement qui n'est pas mortifère, au contraire qui va vers plus d'être de richesse.
EB: C'est peut-être moins la perte de soi que la perte du contrôle de soi.
MM: Oui du contrôle de soi, du contrôle d'identité. Et regardez ce mot anglais borderline on le traduit par état limite mais on devrait dire plutot frontière, et le propre même de la frontière c'est le passage. Je n'ai pas traité ici de l'individuation mais ce mot à la fois ne renvoit pas à l'individualisation, mais c'est une perte de soi dans un soi plus vaste qui lui est un soi communautaire. En effet, cette espèce d'interaction c'est un soi qui n'est pas le petit soi dans lequel nous avons été habitués à penser, à être, mais un soi beaucoup plus intéressant. L'idée que je ne m'appartiens pas alors que le propre de notre tradition c'est une économie, économie de soi, économie du monde. alors que le fait de s'éclater nous fait participer à une autre tactique. J'aime bien ce mot de générosité d'être qui redonne sens à la communauté.
EB: En faisant ce travail je n'invente pas un autre moi-même c'est le dispositif stratégique de la société pour m'identifier qui m'invente ce visage : les chiffres, les logiciels, et ce besoin aussi de pouvoir se projeter comme cela ce n'est pas moi qui l'invente. Finalement l'imagination est aussi collective.
MM: Finalement est-ce que ce n'est pas comme cela que ça fonctionne empiriquement. Il y a un décalage entre ce qu'on postule théoriquement, l'enfermement, l'assignation à résidence, la forteresse de l'esprit, et ce que Gilbert Durand disait: on existe par et sous le regard de l'autre. De facto, au niveau de la réalité on existe dans la relation amicale, amoureuse, dans ce qu'on peut appeler l'érotique sociale on n'existe de fait que parce qu'il y a de l'autre et parce que cet autre me crée pour ce que je suis.
AMM: Timothée Rolin, tu as une démarche qui n'est pas opposée à celle d'Edouard Boyer mais par rapport à cette constitution d'identité comment te situes-tu ?
Timothée Rolin: Je n'ai pas le sentiment qu'Adam Project soit une quête d'identité. J'aimerais rebondir sur présentation-représentation : est-ce à dire qu'on est plus dans l'ordre du vécu que du pensé ? Mon travail n'a pas de vocation artistique au départ. Adam Project repose sur l'utilisation d'un appareil numérique. Je me suis mis tout naturellement grâce à cet appareil à retenir tous les moments-clés de ma vie. C'est presque une greffe à ma mémoire, quelque chose de fonctionnel, une mémoire artificielle. Ca devient peu à peu de l'ordre de la représentation mais avant tout c'est de l'ordre du vécu,, ça a une vraie incidence dans ma vie. La représentation est une étape, c'est une expérience que le spectateur va vivre et qui relève de la présentation de ce qu'on vit.La représentation ne serait finalement que le prétexte à la mise en place de ce vécu.
MM: Ce que vous venez de dire c'est un peu la réponse, on peut se faire piéger sur les mots. Je n'aime pas trop le conceptuel car le concept enferme. Il y a une phrase de Rainer Maria Rilke qui dit " le langage des hommes m'effraie. Ils disent ceci est un chien, ceci est une maison et en disant cela ils tuent ce qu'ils nomment ". Il y a un masque de la mort dans cette forme
La représentation repose sur la civilisation juive occidentale qui repose sur la prévalence du cognitif et sur une hiérarchie, implicite d'abord, puis explicite, et qui veut nous amener à nous différencier de l'animal. Je le dirai de manière simple et familière : pour les gens de ma génération l'injonction pédagogique " tiens-toi droit " valorisait le cerveau, le corps n'était qu'un instrument ou un serviteur. Dès lors le vécu n'était que quantité négligeable par rapport aux pensées donc à la représentation. La représentation étant la grande systématisation du cerveau comme étant ce qui nous distingue de l'animal. Et le vécu reste un mot qui peut être encore maintenant disqualifiant dans les milieux universitaires. Ce qui me paraît c'est qu'il y a un retour de ce vécu, quand rien n'est important tout devient important les petits riens du quotidien constituent la touffeur du présent, de l'existant. C'est ça la présentation, c'est mon propos. Massivement la classe intellectuelle est encore contaminée par une conception représentative du monde et a encore beaucoup de mal à voir ce jeu de la présentation. Pour moi ce que vous faites c'est de la présentation. Mais on a toujours du mal à dire les choses, on puise dans notre stock de connaissance pour traduire quelque chose de nouveau. En la matière on puise dans les mots, on parle de représentation pour dire l'importance du vécu.
TR: La représentation génère la présentation inévitablement. J'ai l'impression que la présentation a toujours été là.
MM: A certains moments il faut se purger des mots qui ne sont plus pertinents. C'est le cas des mots représentation, individu, ce sont des mots impertinents. Le mot représentation a été efficace à un moment. Mais les mots ne sont pas éternels. Tout est un problème de pondération, de poids. Il y a maintenant inversion de polarité vers le poids de la présentation.
Claudio Parrini: En tant qu'artiste, je me demande pourquoi manque-t-il à l'artiste la possibilité d'être plus opératif par rapport aux nouvelles technologies ? Il y a une attitude plutôt ontologique, par rapport aux technologies actuelles. On a l'impression que les artistes en parlent plus qu'ils ne travaillent avec. Pourquoi y a-t-il encore une attitude soit de techno pessimisme ou de techno optimisme et pourquoi est-ce qu'on ne se met pas tout simplement à faire de l'art avec ces technologies.
MM: Je pense que cela tient à la grande tradition occidentale judéo-chrétienne qui repose sur le fait qu'il y a un sujet qui peut devenir maître de l'objet. Et cette espèce de conception univoque : j'agis sur le monde et souvenons nous encore une fois de cette conception de la représentation biblique : " Dieu donne le jardin à cultiver ". C'est la grande idée de la séparation entre un sujet et un objet. Alors qu'on peut imaginer d'autres traditions culturelles et je pense que nous entrons dans un cycle d'inversion de polarités où il n'y a pas cet assujettissement de l'objet au sujet mais il y a une attitude beaucoup plus trajective. L'idée du trajet anthropologique, c'est un rapport qui va exister entre une subjectivité et une intimation objective. Il y a de la matière et la matière nous constitue. Je prends un exemple donné par Heidegger quand il parle d'une statue de Michel-Ange donne l'exemple de l'acte du sculpteur ne peut être ce qu'il est que si on prend au sérieux le marbre et l'expression qu'il donne est intéressante il dit : dans cette statue il y a du marbre aussi. Voilà l'idée de trajectivité non pas un individu maître et possesseur de la nature mais qui fait quelque chose avec une autre chose. Il fait avec. Par rapport à la technique on arrive à une conception de la technique qui n'était qu'une domination. C'est le prolongement du bras disait Bergson ce qui n'en fait qu'un outil que je peux manipuler, que j'ai en main. Alors que ce qui est en jeu actuellement montre bien le processus d'interaction, de réversibilité ,c'est-à-dire à bien des égards que la machine est un morceau de nous-mêmes et que nous sommes un morceau de la machine. Et c'est cela cette idée de trajectivité qui est la vraie révolution.
CP: C'est la position de Arnold Gehlen ?
MM: Non car Gehlen continue à considérer que le cognitif va commander la machine. Moi je veux montrer, c'est un peu scandaleux d'ailleurs, que la machine nous constitue aussi. J'ai employé tout à l'heure le mot imaginal, je pense maintenant qu'il y a dans ce rapport quelque chose qui est objectal. La terminaison " al " est une facilité allemande qui signifie qu'on est " constitué par ". Objectal veut dire " constitué structurellement par l'objet ", de même qu'imaginal que j'ai employé tout à l'heure signifie " constitué structurellement par l'image ". Je pense que nous allons arriver à quelque chose qui va montrer comment la machine pourrait être ce qu'était l'icône dans les sociétés primitives, avec un processus de participation très fort. Regardez comment on se comporte par rapport à un ordinateur, on va l'engueuler, le taper, le casser il y a là une attitude magique qui, au niveau du quotidien, est de l'ordre de l'objectalité. Et c'est cette révolution qu'il faut prendre.
Eric Maillet: Je suis très gêné par la question d'une représentation qui disparaîtrait au profit d'une présentation. C'est très séduisant mais pour moi la représentation est une relation au monde par un processus de médiation.
MM: En effet la représentation, caractéristique de la tradition occidentale, a besoin d'un "média", ou d'un médiateur ( le christ pour la religion, ou le prolétariat pour le marxisme ). La représentation postule toujours qu'il y a un autre monde possible. Ce qui n'est pas le cas pour d'autres traditions culturelles, où seul est important ce monde-ci, avec ses vicissitudes et ses bonheurs. Il me semble que c'est ce qui est en jeu dans la postmodernité naissante, ce en quoi elle "s'orientalise", c'est la prise au sérieux du vécu, de l'expérience, sorte de "transcendence immanente" . C'est ainsi qu'il faut comprendre la présentation. Prévalence de la forme, de l'image. Immanentisme. S'accorder au monde tel qu'il est et non plus tel qu'il "devrait être". A la manière nietzschéenne, un "amor fati" devenant un "amor mundi ".