Hou Hanru : L’identité en mouvement…

Soumis par admin le jeu 07/10/2021 - 13:53

Entretien avec Hou Hanru par Anne-Marie Morice

Cet entretien avec Hou Hanru part du texte qu’il a écrit pour le catalogue de l’exposition «Kunstwelten im Dialog» («Les mondes de l’art en dialogue»), au Ludwig Museum de Cologne (Allemagne), 1999- 2000.

Critique d’art et commissaire indépendant, Hou Hanru organise avec Hans Ulrich Obrist le cycle de manifestations Cities on the Move, mêlant artistes et architectes, d’origines asiatique et occidentale autour des questions liées à l’expansion des villes d’Asie.

Depuis 1997, Cities on the Move s’est tenu dans de nombreuses métropoles présentant à chaque fois un contenu renouvelé par le contexte et les spécificités culturelles du pays d’accueil.

 

Image ci-dessous  : Jimmie Durham (b. 1940), Tlunh Datsi, 1984.

Puma skull, shells, turquoise, turkey feathers, metal, sheep and deer fur, pine, acrylic paint. 40 ½ × 35 ¾ × 31 ¾ in. (103 × 91 × 81 cm).

Private collection, Belgium

Jimmy Durham

AMM En tant qu’intellectuel venu d’Orient, mais vivant en Europe tu possèdes un point de vue international, confrontant les cultures et les pratiques d’une façon disons bilatérale. Dans ce texte, tu exprimes l’idée qu’une nouvelle configuration des échanges non plus nord-sud ou ouest-est mais occidentaux-non occidentaux doit s’opérer avec une redistribution des pouvoirs et des enjeux. Les réseaux, les mutations de l’espace urbain, la dématérialisation des échanges sont les déclencheurs de ces changements.

HH C’est une question liée au contexte historique. Au XXe siècle la carte du monde a plutôt séparé l’Ouest en tant que centre de la modernité traditionnelle, du reste du monde qui, étant englobé par ce centre, devenait un objet de colonisation occidentale. Aujourd’hui ce genre de découpage est obsolète. Il y a une sorte de nouvelle conscience du monde.

AMM En même temps la notion d’Occident n’est plus liée à un territoire géographique mais à une histoire, une culture.

HH Historiquement la notion de l’Occident s’est élargie à une culture moderne, moderniste. En plus d’être un système d’économie, le capitalisme occidental devient une force de la modernité dans le monde, une culture particulière et assez universelle. En même temps, il faut remarquer que la formation de la modernité inclut de nombreuses contributions venant d’autres cultures.

AMM Plus précisément c’est un moment critique dans notre histoire humaine où tout semble pouvoir basculer ?

HH Très certainement, un regard sur l’histoire récente est utile. On peut voir que la réalité post-coloniale et post-guerre froide a été profondément transformée par les vagues de la globalisation. Les relations traditionnellement binaires, polarisées sur l’Ouest et l’Est, le Centre et la Périphérie, en tant que structure de base du pouvoir mondial sont en train de se dissoudre rapidement en même temps que leur modèle géopolitique et leur manière de penser. Ce qui émerge c’est le «réseau des villes globales» tel que le décrit Saskia Sassen. Ce réseau qui connecte les principales villes du monde forme lui-même le système nerveux central de l’économie et de la communication globales.

AMM l’architecture exprime bien ce mouvement, tu compares ainsi la démarche d’un Rem Koolhas aux adaptations hybrides, complexes, ouvertes et flexibles de l’architecte chinois Yung Ho Chang.

HH C’est précisément dans la négociation entre le global et le local que les questions critiques émergent. L’architecte hollandais Rem Koolhas définit la récente et spectaculaire expansion des villes asiatiques sous le terme de «Generic City». Pour lui c’est l’invention d’une nouvelle voie pour l’urbanisme qui peut même inspirer le monde occidental risquant de devenir un modèle mondial. Yung Ho Chang et toute une nouvelle génération d’architectes asiatiques réfutent cette idée qu’il existerait un seul type, «générique», de ville asiatique. Selon eux la réalité de l’expansion urbaine en Asie a créé des types de villes très diversifiés. Les conditions historiques et courantes de leur développement prennent le pas sur des stratégies qui les rendraient similaires. Ce qu’elles partagent c’est d’être des produits mixtes, hybrides, avec des influences globales et des facteurs locaux traditionnels. De plus elles s’élèvent toutes au statut de villes globales de «classe mondiale».Toutefois, en dépit de leurs échanges intensifs, elles sont au final absolument différentes les unes des autres. Shanghai reste Shanghai, Honk Kong aussi, alors que Singapour, Kuala Lumpur, Bangkok, Djakarta, etc essaient de garder au mieux leur propre identité. Ainsi à Singapour, nouveau pays devenu indépendant en 1965, le programme de modernisation a été plus ou moins influencé par l’idée de la ville-jardin qui a une racine dans la culture moderne germanique et qui a aussi, dans le milieu architectural, un lien précis avec l’éducation anglaise. Cela a constitué la première référence pour le déploiement de toute une ville-pays. L’indépendance de ce petit pays est très liée au développement de l’urbanisme. Sa force positive est d’avoir aussi développé à côté du modèle occidental, un autre système un peu dissident, qui adapte le modernisme à des conditions spécifiques locales, tropicales, en introduisant le vert, les plantes, d’autres formes d’architectures et surtout d’autres visions, créant un certain chaos dans une stratégie totalitaire de planning développée par le gouvernement pour imposer une uniformisation de la société.Trente cinq ans après on voit le résultat de ces négociations. Singapour est une ville propre mais où il y a certains espaces de liberté, des choses qui se passent un peu underground ou semi-publiques qui donnent des possibilités de s’exprimer de manière extrêmement libre. Dans beaucoup de pays d’Asie, ces négociations existent et jouent un rôle important. Elles s’inscrivent dans l’histoire du développement alors qu’on ne les voit pas dans l’histoire officielle.

AMM Selon toi ce nouveau système nerveux d’économie et de communication à l’échelon du global peut-il aller jusqu’à créer un retournement de situation au profit des métropoles non-occidentales ?

HH Aujourd’hui ce qui domine la situation mondiale au niveau économique, politique, culturel, n’est plus la distinction Occident - non Occident. Le monde est en train de se réorganiser en un réseau (économie, communication, déplacement, gens). Dans ce réseau il y a plusieurs points dominants qui sont les centres économiques traditionnels : New York Londres, Paris, Berlin… liés à la première période de modernisation et à la première modernité. En dehors de cela il y a des lieux comme Tokyo, Pékin, Shanghai, Singapour, Sao Paolo, Mexico City, etc. Toutes ces villes d’activité intense jouent un rôle aussi important dans l’économie mondiale et deviennent également des points stratégiques. Désormais, on doit donc regarder le monde d’une manière différente. Les réactions interactives entre tous ces points deviennent sources de nouvelle créativité. A travers ce réseau, le monde est en train de se globaliser. En même temps de nouvelles visions se créent, dans la diversité et à travers des processus de négociations. On est peut-être en train de mettre les choses à plat.

AMM Quels sont les enjeux pour l’art de cette globalisation ?

HH On observe la diffusion incroyable d’un certain modèle de l’art contemporain qui a, pour résumer, ses racines chez Duchamp. En même temps quand ce soi-disant modèle arrive ailleurs, il se transforme en s’adaptant aux nécessités culturelles. Partout, derrière une certaine apparence générique on voit plus précisément que le contenu, la forme, et surtout la manière dont ce genre d’activités existent sont extrêmement différents.

AMM Peut-on parler d’une sorte de contamination de ce modèle occidental, duchampien, conceptuel ?

HH Non c’est plutôt une sorte de dialogue par nécessité. D’ailleurs la création de ce modèle a déjà impliqué énormément d’échanges. Ainsi la peinture moderne européenne a été très influencée par l’art africain, japonais, etc. Et, dans les années 50-60, la période où l’art conceptuel, duchampien, a été reconnu par le système de l’art en Occident, une grande influence est venue de l»orient». Par exemple toute la génération de Fluxus, Robert Filliou et John Cage en particulier, a fait de grandes références au bouddhisme, au Zen ; même s’il s’agissait d’un Orient romantisé. Ainsi dans la création d’un modèle nouveau on observe la nécessité d’introduire autre chose, de provoquer une réactivité, une imagination. En Occident et ailleurs, la nécessité d’introduire une autre culture, ou l’autrui, dans sa propre culture provoque une régénération de l’imaginaire.

AMM Parler d’identité n’est donc pas une notion obsolète ?

HH La nécessité de parler d’identité vient du contexte politique et historique. L’identité culturelle, politique est strictement liée à l’histoire des décolonisations. Quelqu’un comme Frantz Fanon au moment de l’indépendance de l’Algérie a initié le débat sur la nécessité de reconstruire, d’inventer, et en même temps de retrouver l’identité de la culture. Retrouver le statut d’une nation qui était effacée ou opprimée c’est vouloir rétablir une sorte de dignité humaine. A partir de là, il y a aussi nécessité pour un pays qui veut devenir indépendant de retrouver sa propre position, non seulement économiquement, mais aussi politiquement et culturellement. Au sein de l’Occident même, de nouvelles communautés se sont installées, elles réclament une existence, un nom, une dignité. L’identité est une notion qui peut servir à ces réclamations.

Il est important de dire que la notion d’identité n’est pas limitée, fixée, figée. Elle évolue constamment. En fait, dès le début l’identité est toujours une sorte d’invention, de construction par nécessité. Par exemple en Afrique, avant la colonisation, la société était organisée autrement. Il n’y avait pas de pays nommé Togo, ou Congo, mais des communautés différentes. Les colonies ont créé de nouveaux territoires, des communautés qui incluaient les communautés d’avant. Au moment de l’indépendance ces communautés ont du s’inventer de nouvelles identités. C’est le cas presque partout. La Chine est un grand pays avec cinquante nations et beaucoup de différences. L’histoire est toujours une invention, une réinvention, elle implique des collaborations par nécessité. Aujourd’hui la mondialisation invite à repenser cette notion d’identité et à y ajouter beaucoup plus de contenu. L’identité actuellement est un mouvement que j’appellerais plutôt dés-identité, ré-identité.

Beaucoup d’artistes travaillent dans ce sens. La génération un peu plus ancienne de David Hammons, Adrian Piper ou Jimmie Durham, réclamait la reconnaissance de son identité de communauté. La jeune génération, celle des artistes américains de couleur, comme Lomra Simpson, Nari Ward, Shirin Neshat, Kara Walker, ou en Angleterre de Keith Piper, Mona Hatoum, par exemple, adopte un point de vue plus général. Chen Zhen avec la pièce «Round Table» qu’il montrait à la Biennale de Lyon en 1997, une table ronde entourée de chaises insérées dans la table même, exprimait bien cette tension entre la nécessité et l’impossibilité de négocier compte tenu des différences culturelles. Les artistes chinois en France ne réclament pas une identité à tout prix, ils montrent une situation en lui apportant une dimension critique. Huang Yong Ping quand il travaille en Chine introduit beaucoup d’éléments occidentaux pour créer un autre espace alors qu’ici il introduit des éléments chinois pour provoquer quelque chose. Il a toujours ce genre de stratégie pour éviter des affirmations trop simples. Rikrit Tiravanija évoque des choses plus flexibles, plus invisibles qui pénètrent dans la vie quotidienne. Il infiltre certains modes de vie, des notions de temps et d’espace, dans la vie réelle. On en arrive aujourd’hui à réclamer une autre existence avec la notion d’identité nomade.

De l’autre côté des artistes occidentaux commencent à bouger, à aller ailleurs non pas pour se comporter en touristes qui observent le monde d’une manière exotique mais pour participer à la création d’une nouvelle situation. Je pense à Rainer Ganahl qui travaille sur les différentes langues non-occidentales en essayant de les apprendre toutes, et qui, au lieu d’adopter la position des maîtres, fait un effort de communication et provoque un nouveau niveau de discussion. J’espère qu’il ne constitue pas le seul cas…