Gary Hill : Le moindre sens peut faire signe

Soumis par admin le dim 31/10/2021 - 15:39

Entretien réalisé par Jean-Jacques Gay et Anne-Marie Morice, et publié dans la Revue 03 de Synesthésie.

 

Artiste américain de la Côte Ouest, Gary Hill fut dans sa jeunesse en même temps que surfeur et sculpteur, le jardinier d'un certain Robert Zimerman, ci-devant Bob Dylan. Artiste performer c'est par la musique que Gary Hill pénétra dans le monde de la vidéo puis de l'installation vidéo et multimédia revenant de ce fait à une forme de sculpture qui devait le rendre lui aussi célèbre. C'est la technologie électronique dont il équipait ses sculptures musicales des années 70 qui l'entraîna dans le monde des images électroniques, informatiques et numériques. Car c'est le son associé à l'image qui ont balisé sa déjà longue carrière.

Rencontrons-le lors de son exposition parisenne "Hand Heard / liminal objects" à la Galerie des Archives en 1996. "Sujets / objets" s'y rejoignent vers un seuil, un entre-deux, et surtout un passage vers la connaissance exclusivement subjective de l'oeuvre.

 

Gary Hill Hand

Synesthésie - Vous n'êtes pas de ces artistes qui ne travaillent que sur l'image ou que sur le son. Ce qui vous permet peut-être d'envisager l'avenir des correspondances artistiques entre les sens. Pourrions-nous parler de la place des sensations dans votre travail artistique?

Gary Hill - Je ne fais jamais de séparation entre les sensations ni avec ce qui peut se passer au niveau, disons, neuronal, c'est-à-dire pour moi mental. Il y a beaucoup de manques dans le domaine de l'odorat, je dirai que l'odorat et le goût sont des sens sous-développés, et tout particulièrement l'odeur en tant que perception dans un travail artistique. Mais je ne travaille pas sur les relations entre le son et l'image, par exemple...

S - Vous travaillez plutôt sur la signification...

G.H. - La signification peut naître par d'autres voies, elle peut venir du matériau ou d'une relation avec la physicalité. D'une certaine façon, c'est comme si nous parlions de Deep Blue et du joueur d'échecs Kasparov. Par exemple : vous savez qu'une partie s'est jouée entre le champion mondial d'échec et un ordinateur. Et tout le monde vous dit : et alors? Parce que c'est du domaine du qualitatif. Cela ne prouve rien de penser en termes de signification. Cela ne nous dit pas si un ordinateur peut penser, ni même s'il gagne. Aussi, parler de synesthésie ne peut jamais être synesthésique. Il faut être mêlé aux choses pour avoir un idée de l'"intra-relation" qui existe entre ces choses de l'esprit, et les habitudes, les significations.

S - Il est cependant plus facile d'évoquer les possibilités synesthésiques d'une oeuvre d'art que d'évoquer ces phénomènes dans la vie courante.

G.H. - Il me semble impossible de présenter un travail artistique comme "purement visuel". Même pas les fresques murales européennes. Votre corps est dans l'espace, nous n'avons pas seulement deux trous d'yeux. Il y a une relation de dimension physique qui se crée. C'est probablement l'intensité avec laquelle chacun dans sa propre conscience traite avec les éléments variés qui mettent en forme les différents sens. Ce qui est important pour moi c'est la circonstance, l'improvisation, l'événement, que ce soit en peinture ou dans un ensemble multimédia sensoriel.

S - Souvenons-nous de "Full Circle", une de vos premières bandes en noir et blanc dans laquelle vous tentez avec vos seules mains de faire un cercle d'une tige d'acier en même temps que votre voix écrit un cercle identique grâce au signal électronique d'un oscilloscope. L'association et l'installation de ces deux images (une physique et l'autre sonore) à celle de votre corps solarisé en plein travail tel en prière shamanique, reste encore au centre de tout votre travail même si les technologies vous permettent aujourd'hui d'aborder la 3D et le multimédia.

G.H. - L'intérêt de "Full Circle" n'est pas dans l'interface. Il s'agit de la tentative de créer un cercle entièrement cybernétique, et en un sens c'est un échec. C'est comme l'histoire du dragon qui se mord la queue. Ce qui se passe, c'est que je crée un modèle avec ma voix par l'interface électronique, le signal qui crée le cercle, puis j'essaye d'imiter cela physiquement et le cercle se détruit. Ce serait plutôt une référence à l'entropie qu'à l'interface (rires). Dans "Full Circle", d'une certaine façon, il y a là une sorte de preuve. Tout est là pour être décodé, toute l'information est là. A un certain niveau, tout devient informationnel mais je ne sais pas à quel niveau cela se passe. Tout simplement parce qu'il y a là quelque chose comme un jeu de mots sur l'image ou un jeu sur les mots. Nous ne sommes pas dans un domaine scientifique mais dans le domaine culturel des langages et cette machinerie peut être comprise comme la permission pour chacun de s'en affranchir.

S - Vous parlez de la décadence de la vision à propos d'objets utilisés pour la pièce "Site Recite". Est-ce que votre utilisation du langage et du son est une nécessité pour suppléer à la perte de poids de l'image?

G.H. - Un grand nombre de mes oeuvres ont à voir avec cette probabilité. Comment l'image essaie de faire référence à la voix, à la parole. Sans l'adhérence de la projection, sans le souffle, la respiration, une image ne bouge pas par elle-même.

S - Parfois, vous semblez vouloir constituer une sorte d'alphabet, ou plutôt un code visuel du langage.

G.H. - Ce sont plutôt des jeux. Je n'ai pas de désir de construire réellement, consciemment, un code. Quelque soit le sens que je transmets, il est séparé de ce qui le transmet. D'une certaine façon nous sommes en train de parler des médias : nous avons le son, nous avons l'image, et je suis conscient que la vision de tout cela dépend en réalité de la performance dans l'espace d'une personne. C'est réellement le champ dans lequel l'oeuvre réside. J'aimerais dire : c'est mental, c'est presque dans un espace sans norme logique que l'anthologique est vu sous forme de gros plans. Une grande partie de ma stratégie est de connecter le corps physique, en terme d'architecture et de mouvement, à des pensées "spéciales" comme si une sorte spéciale de notion existait réellement. C'est presque comme un tableau dans l'espace naturel. J'essaye d'échanger avec cela de façon à ce qu'on puisse l'expérimenter de manière physique. Et cela n'a donc pas vraiment à voir avec l'image.

S - "Hand Heard / liminal objects" : la première partie de l'exposition, les portraits surdimensionnés de personnes de profil sont impressionnants de physicalité. Vous établissez une relation visuelle très prègnante entre la main et l'oreille. Aurait-il été concevable de mettre du son?

G.H. - Pourquoi n'y a-t-il pas de son? (rires) Ce serait comme de dire pourquoi n'y a-t-il pas d'oiseau ou n'importe quoi? C'est comme si je disais alors que vous êtes dans la rue en état de concentration "pourquoi vous parlez-vous à vous-même? Pourquoi ne communiquez-vous pas?" Cette pièce je la ressens comme quelque chose qui va rejeter le visiteur, le témoin, le voyeur, dans des questions anthologiques, du genre qui suis-je? etc. Dans un certain sens, dans l'événement, dans un processus d'éveil à soi, c'est une sorte d'écoute qui s'installe. En fait, le sujet n'est pas le son mais l'écoute. Ces personnes sur l'écran vous voyez leur oreille et ils regardent dans leur main, il n'y a rien là de littéral, mais il y a une sorte de sujétion à la personne qui écoute.

Gary Hill, Hand
Gary Hill, Hand

Il y a comme un trou entre les deux pièces de l'exposition "Hand Heard / liminal objects" (des objets usuels créés en 3D). C'est quelque chose qui a à voir avec la simulation, le réel, avec la différence et ce qui crée la différence. Leur main devient une véritable carte, un fait mystérieux qui rappelle que chaque jour est une interface réelle avec le monde. Brusquement, on voit la vie sous un angle nouveau. C'est une sorte de "flip book". Alors que les travaux dans l'autre pièce, les objets usuels en trois dimensions, contredisent cet univers et nous font pénètrer dans leur espace géométrique privé. Ces humains existent, de façon opaque, ils se contredisent, et cependant ils existent complètement dans ce qu'ils sont. Il n'y a rien de dynamique là-dedans il y a juste une question d'être là. Ces pièces sont des espèces de conversation.

Entretien réalisé par Anne-Marie Morice et Jean-Jacques Gay
Remerciements à Pascale Malaterre pour la traduction