2002
Edito
par Anne-Marie Morice
Genèse
Le projet de créer un numéro croisant art contemporain et théories féministes existait déjà aux débuts de Synesthésie. En 1995 le web était un grand réseau investi, bien avant les e-capitalistes, par des communautés réformistes-activistes séduites par la dimension réseau non-hiérarchique de l’internet. Les Féministes, ou plutôt cyberféministes, étaient déjà sur le réseau, avec les Australiennes Geek Girls, VNS Matrix, les Américaines Guerrilla Girls… On avait accès aux textes de Donna Haraway, de Sadie Plant. Mais il nous fallait d’abord poser quelques idées sur les relations entre art et politique. Ce qui fut fait (cf Synesthésie 5, particulièrement).
Ces réseaux n’ont pas disparu et l’idée est revenue lorsque Nathalie Magnan, une des rares spécialistes françaises des mouvements communautaires m’a proposé de participer à la réunion Faces (réseau international de femmes utilisant les nouvelles technologies pour des buts sociaux ou culturels) organisée à l’ENSBA en décembre 2000. C’est là que devant une salle bondée de femmes actives, positives, brillantes, toutes ayant su trouver leur place dans la société civile pour promouvoir leurs convictions, je me suis entendue déclarer ouvrir le chantier d’un numéro 12 de Synesthésie consacré à l’art et au féminisme.
Pour reprendre la tradition et en référence à Judy Chicago (artiste des années 70 dont la pièce Dinner party a marqué l’art féministe), à Kathy Rae Huffman et aux fondatrices de Faces, nous avons organisé des dîners de femmes. Puis la réalisation concrète de ce site a nécessité des rencontres plus individuelles. Il s’est aussi construit comme une exposition, la qualité du travail de chaque artiste, sa pertinence étant finalement le critère primordial. Sa navigation demande une délicatesse de toucher, elle a été délibérément créée en ce sens par Aline Girard.
Ce qui m’importait particulièrement c’était d’une part de porter un regard sur le féminisme après 40 ans de lutte organisée en France, et d’autre part de voir si une telle révolution culturelle avait eu un impact sur les pratiques artistiques, principalement celles des femmes.
Je me suis alors trouvée face à deux difficultés auxquelles je ne m’attendais pas. Premièrement il n’existait pas un féminisme mais beaucoup de variétés, et, plus surprenant, la mise en commun, le partage des expériences et des idées étaient souvent difficiles à réaliser. Je me heurtais là au problème connu de qui veut rencontrer ceux qui militent pour des idées encore mal acceptées lesquels deviennent, malgré eux, intolérants à tout ce qui pourrait les mettre en péril. On s’aperçoit alors que les mots sont chargés de sens et d’histoire pour certain-e-s alors que d’autres n’y voyaient pas une telle complexité. Or se pencher sur le féminisme c’est s’interroger sur des notions fondatrices de l’être, l’identité, la culture, la symbolisation. Deuxièmement : chez beaucoup de femmes artistes j’ai rencontré une méfiance équivalente
vis-à-vis du féminisme, label sonnant peut-être comme trop stéréotypiquement correct. L’art dit-on couramment diffuse un impératif de liberté, d’ouverture. Mais il serait réticent à accueillir en son sein les idéologies. Notons quand même que maints exemples récents ou anciens (la Renaissance, Picasso, les années 70) contredisent totalement cette déclaration idéaliste couramment adoptée par les amateurs d’art. De plus le processus symbolique a ancré très profondément les figures de l’autorité et du pouvoir dans nos imaginaires (voir le texte de Marie-Hélène Dumas).
Si l’art reste transgression (cf Nathalie Heinich, qui en fait une données essentielles dans Le triple jeu de l’art contemporain qu’est-ce donc qui peut l’empêcher de s’attaquer à ce pan entier d’injustice et d’hypocrisie qui repose aussi sur une représentation du monde où le masculin est associé à l’autorité, au pouvoir, le féminin à la faiblesse de corps et d’esprit? Il est toujours excitant de savoir qu’il reste des bastions à prendre, encore faut-il être informées et savoir pourquoi et comment s’y prendre. Notons qu’à l’inverse des études artistiques (et philosophiques, littéraires… ) françaises, lamentablement sous-développées dans ce domaine, dans les pays anglo-saxons les notions de genre ont depuis très longtemps été analysées dans le cadre des “cultural studies”. Grâce à cette voie de recherche, de brillantes universitaires dont Amelia Jones, Lucy Lippard, Laura Cottingham ont su proposer des thèses suffisamment sérieuses pour arriver à les faire admettre, chez les femmes et aussi chez les hommes, les premières oeuvres d’un artiste tel Guillaume Paris qui a été formé à New York au moment de la post-modernité en attestent.
En positionnant, grâce à Marie-Hélène Dumas, le sujet de ce n°12 sur “genre et représentation”, le débat s’oriente donc sur le sujet qui représente et le sujet représenté mais aussi sur la façon dont se font les représentations. Or, derrière les figures symboliques de ces représentations, travaille un réseau patiemment tissé de liens sociaux, de souci de l’autre, de solidarité, de connaissances pratiques dans tous les domaines. Un travail de “care” disent les anglo-saxonnes, traditionnellement assumé par la femme. Sans ce travail de consolidation permanente du système symbolique, le dit système n’existerait pas.
Si on peut espérer mettre tout le monde d’accord autour de l’idée que les hommes ont été, depuis sans doute des millénaires, les maîtres absolus de l’acte de représentation, même s’ils ont été plus ou moins influencés par des femmes dans cette noble tache, si on tient compte du fait que les écoles d’art françaises actuellement comptent autant sinon plus d’étudiantes que d’étudiants, il ne semble pas absurde de penser que l’arrivée de ces femmes dans les activités de création artistique apporte des propositions forcément nouvelles.
Ce postulat idéalist se complique toutefois quand on considère certains facteurs secondaires. D’abord comme je l’ai déjà dit l’influence des femmes sur les artistes, en tant que muses ou commanditaires, ne permet pas d’être aussi catégoriques qu’on l’aimerait quant à l’exclusion ancestrale des femmes des activités de représentation. Elles ont dû jouer un rôle secondaire certes mais influents depuis longtemps.
Les femmes artistes ont commencé à devenir actives au début du siècle, avant elles étaient une exception, mais tout ce qui touchait aux sujets propres aux femmes n’a guère été encouragé. Il faut attendre les années 70 pour trouver enfin des représentations de sexes féminins et des évocations frontales de ce qui structure le vécu des femmes : la maternité notamment ou l’aptitude à la maternité. Le texte d’Amelia Jones à propos de Faith Wilding montre très bien la stratégie historique et politique qui permet l’arrivée de ce motif, dans les années essentialistes, et comment les positions des artistes féministes par rapport à elles-mêmes et au monde vont tenter de se construire puis vont se déconstruire à partir de ce motif.
Contemporaines et genre
Comme l’écrit la philosophe Françoise Collin “L’absence des femmes du champ de la création a longtemps été identifiée à une inaptitude constitutive – l’exception confirmant la règle – que n’hésitent pas à affirmer certains penseurs, et non des moindres”. Et elle renvoit à Kant (Sur le sentiment du beau et du sublime) mais aussi à Beauvoir, Sartre et Hegel.
Quelle femme du milieu de l’art des années 70-80 affirmera n’avoir jamais entendu certains propos tenus par des artistes phallocentriques. Les femmes font du joli, les hommes font du beau, si les femmes font du beau, les hommes font du sublime. Sinon elles deviennent hystériques, etc... Autant d’opinions couramment émises quand une femme artiste présentait son travail avant les années 80.
D’autres s’aventurent sur les chemins des féminin/masculin, ou animus/anima décrits par Lao Tse ou Merleau-Ponty. Certains, à l’inverse, restent encore convaincus des différences entre le cerveau des femmes et celui des hommes nous ramenant au bon vieux sexisme ordinaire qui est bien plus vivace que les jeunes femmes ne semblent le croire.
Et pourtant un constat, une intuition s’est confirmée au fur et à mesure que ce numéro se construisait. Les ressemblances/différences de genre ne tiennent pas à des questions de formes. Et il ne me semble pas qu’il y ait une facture féminine de la peinture, de la photographie, de la vidéo ou de l’art sur le net.
Pour ma part je ne me pose jamais ce genre de question, c’est souvent le sujet qui peut m’amener à m’interroger sur le genre de l’artiste
Encore maintenant, beaucoup de femmes artistes, dont certaines figurent dans ce numéro, pensent que le genre sexuel n’influence pas la forme ou le contenu des oeuvres d’art. Je pense qu’elles se trompent, et je le pense non par féminisme mais par bon sens. Si les femmes et les hommes avaient exactement la même vie, ou si plutôt ils avaient des activités semblables qui pourraient être menées indifféremment par l’un ou l’autre sexe, il est certain que le problème ne se poserait pas. Les années 70 du féminisme dit essentialiste (pour résumer) ont beaucoup insisté sur ces différences socio-culturelles hommes-femmes pour en dégager des définitions ontologiques des unes et des autres. Mais impossible de figer le vivant de cette façon; et le post-féminisme a constaté cet échec. Mais impossible en même temps de ne pas penser aussi ces différences. Nous en sommes là, c’est la construction sociale et culturelle des genres qui creuse les différences. Nul ne peut y échapper à moins d’avoir une lucidité entière du processus. En ce sens le dialogue art et féminisme proposé ici pourra peut-être aider à comprendre certains de ces enjeux.
Ce dialogue a aussi été ouvert aux hommes car si nous réclamons pour nous une équité de représentation nous devons l’accorder également aux hommes. Cependant considérant que ces derniers sont en général beaucoup plus gâtés que nous, nous avons appliqué scrupuleusement les quotas mais en les inversant. Les données récoltées par Nathalie Magnan, en hommage aux Guerrilla Girls, suffisent à justifier notre décision. Le sommaire de Contemporaines doit comprendre environ 92% de femmes (34) et 8% d’hommes (7).
Cet exercice humoristique d’inversion est peut être satisfaisant à expérimenter, il n’est cependant pas tout à fait justifié. On constatera ainsi dans ce numéro que quand une femme (en l’occurrence Aude Du Pasquier Grall) reprend un exercice typiquement masculin (le nu) et le pratique, elle ne se comporte pas comme un homme et ne reconduit donc pas l’exercice. L’esprit binaire est donc également à proscrire. Espérons que les femmes ne prendront pas leur revanche sur les hommes en épousant le modèle de pouvoir et de domination des pires de ces messieurs. Plaidons pour un monde meilleur dans lequel l’écoute donnée aux femmes permette de voir le dit monde différemment. Comme les contemporaines africaines le prouvent en surprenant les hommes des Nations Unies et de leur village en réclamant une radio à la place des sacs de céréales de l’assistance humanitaire (cf name diffusion).
Contemporaines et représentation
Ce qui rassemble est donc à chercher du côté des contenus. De ce qui est représenté et du regard posé sur l’objet par la personne qui représente. En terme de représentation l’un des exercices les plus anciens est celui du corps, corps humain, corps animal. Représentation de soi par soi.
Rien d’objectif n’indique si l’art pariétal a été fait de mains de femmes ou d’hommes alors que dans l’esprit de ceux qui ont la parole sur ce sujet il ne semble pas y avoir le moindre doute. Les ethnologues et archéologues n’ont-ils pas automatiquement attribué la “paternité” des peintures de Lascaux à des hommes ? Cf Histoire de l’art d’Elie Faure (Ed Folio, p. 41-42) “Dès ses premiers pas titubants, l’homme est aux prises avec un idéal, la bête qui fuit (…) le repas du soir (…) La femme, au contraire, n’a devant elle que la réalité présente et proche (…)C’est de son rôle réaliste et conservateur que sort l’industrie humaine. Peut-être aussi assemble-t-elle en colliers des dents et des cailloux pour attirer sur elle l’attention et plaire. Mais sa destinée positive ferme son horizon, et le premier véritable artiste, c’est l’homme.” Telle était la thèse d’un esprit éclairé du début du siècle, et elle fut reprise telle qu’elle, et sans note de bas de page, dans l’édition de Martine Chatelain-Courtois pour Denoël en 1985!
Une telle prose permet de comprendre pourquoi dans les années 70 les féministes ont dénoncé avec une telle violence la tyrannie de ce regard masculin, patriarcal qui façonnait la lecture du monde. Nul besoin d’être féministe pour constater que les femmes ont, consentantes ou forcées, délégué aux hommes le pouvoir d’exprimer leur identité, puisque les hommes avaient toute autorité dès l’accès même à l’acte de représentation. Représentateurs uniques jusqu’à il y a peu (sauf exceptions notables et notées), ils ont détenu depuis des temps immémoriaux l’hégémonie sur l’image et la liberté totale de décider du sens des representations (femme =vierge, martyre, muse, prostituée…, Cf le texte de Michel Gaillot). Le symbolique, la métaphore et toutes figures de réthoriques sont donc marqués par une culture quasiment uniquement masculine de la représentation.
Pour cette raison culturelle et pour d’autres sociales, politiques, l’identité a été l’un des thèmes majeurs des luttes féministes. Une identité à construire ou à reconstruire de façon positive en y inscrivant ce qui lui est propre. Et pour ce faire les femmes ont quitté la sphere intime, rôle qui leur est traditionnellement dévolu, ou dans lequel elles-mêmes s’étaient peut-être volontairement cantonnées, pour se tailler une place aux marches de l’action publique. Heureusement, - en Occident tout du moins -, trois siècles après celui des Lumières, les femmes sont enfin arrivées à investir cet espace public. De façon certes encore insatisfaisante, - il est douloureux de devoir s’imposer par la parité - mais soyons positives. Des termes comme éternel féminin ne font plus réver personne, les femmes, comme les hommes, ont basculé dans l’hybride, l’hétérogène. Elles surprennent, elles ne symbolisent plus un champ culturel connu dans lequel ne cessaient de s’acumuler les banalités de réconfort.
Arrivons à la post-post-modernité, nouveau millénaire, nouveaux changements dans notre rapport à l’esthétique. Depuis les années 1990, la dématérialisation de l’objet d’art, le processus, le banal, l’image en mouvement, le multimédia ont libéré non seulement les formes artistiques mais l’attitude qui consiste à produire ces formes. Parallèlement l’évolution technologique libére de plus en plus l’Homme occidental du travail de force.
Si l’on admet, ce que toutes les découvertes neurologiques confirment, que le cerveau humain est le même pour tous, femmes, hommes, africains, asiatiques et que son développement ne repose que sur des questions d’hygiènes de vie, de pensées, et la capacité de l’individu à l’actionner judicieusement, on peut affirmer maintenant qu’à capacités égales un même travail est accessible à tout le monde.
C’est peut-être à cause, ou grâce à celà que les étudiantes des écoles d’art (environ 50% sinon plus des effectifs) n’aspirent plus à devenir muses d’intellectuels ou d’artistes masculins, voire femmes de médecins ou avocats comme l’a rapellé dans une performance récente Tsuneko Taniuchi “jeune mariée aime la peinture”. Elles croient à leur propre vocation artistique.
Ces artistes contemporaines nous guident dans un nettoyage des idées reçues depuis des millénaires, et étant donné tout ce qu’elles ont à transmettre qui n’a jamais été dit jusque là il n’y a rien d’utopique à penser que c’est principalement d’elles que peuvent venir les futures innovations sociales, culturelles, émotionnelles. Souhaitons que la “paternité” ne leur en échappe pas.
Ainsi on peut constater que quand la représentation du corps féminin est prise en main par les femmes, elles le mettent à distance, jouent avec lui, l’observent le maîtrisent, qu’elles dénoncent ou énoncent cette maîtrise. Faith Wilding en fait son sujet de prédilection depuis 30 ans, attirant l’attention sur le fait que grâce aux technologies d’imagerie médicale la représentation que l’on fait et se fait du corps n’a plus de frontière, de même que son utililsation. Les femmes ne sont plus passives mais les corps -aussi bien masculins que féminins d’ailleurs- deviennent de plus en plus des instruments et sont travaillés pour dépasser leurs capacités naturelles. Béatrice Cussol trace des dessins de cruauté et d’enchantement, où les femmes sont entre elles et où le monde n’est plus verticalement dressé en figures de pouvoir ou de solitude. Brigitte Zieger tisse l’allégorie de cette aspiration actuelle, véhiculée par les mangas qui enchantent les jeunes générations à transgresser allègrement les possibilités physiques. Déjà Orlan dans ses performances des années 70 posait les questions de la légitimitation d’un art fait par une femme et fait du droit de contrôle total de sa personne et de son identité une création provocante et revendicatrice.
Le problème de l’esthétisation de la nudité, exercice ordinaire de l’imaginaire artistique masculin, appliqué d’habitude à la femme et souvent de façon sublimée. Aude Du Pasquier Grall le reconduit pratiquant la photographie de nu en inversant le rapport sujet-objet. Elle est derrière l’objectif, des hommes posent pour elle dans le costume d’Adam. Comme je le disais plus haut, on s’aperçoit alors que l’inversion des rôles ne reconduit pas à l’identique les objets produits. L’homme objet ne réagit pas comme la femme objet. Même avec la meilleure volonté, il est finalement plus fragile, plus dépendant de son anatomie. Il ne peut entrer dans le protocole lié à la loi du genre esthétique que s’il est aidé, choyé, respecté. Manque d’accoutumance, donc de distance ? Primitivité d’une situation inédite où l’homme doit assumer sa beauté physique sans pouvoir la sursignifier et ainsi juguler l’effet qu’elle produit avec les gestes habituels de représentation de la masculinité.
Car il y a bien des codes socio-culturels gendrés liés aux gestes, vêtements, objets de consommation. Des hommes conviés dans ce numéro pour en confirmer les hypothèses apportent leur témoignage. Carole Boulbès étudie les artistes qui citant la publicité dans leur travail évoquent fatalement la femme, sujet emblématique de la consommation. Michel Journiac a expérimenté l’existence d’une femme et dans une interview jamais publiée par le journal Marie Claire a décrit en 1970 ce qu’il a ressenti pendant cette performance qu’il a prolongée dans la vie quotidienne. Guillaume Paris utilise les signalétiques publiques pour révéler comment est structurée la pensée sociale. Catherine Poncin avec son procédé spécifique d’appropriation de photographies du quotidien décode les imageries populaires liées au mariage, à l’amour, à la sexualité.
Contemporaines et comportements
L’une des spécificités des contemporaines qui font ce numéro est la contextualisation constante de leurs énonciations. Oeuvres non centrées, non autonomes, ouvertes à l’interprétation et au dévoilement de la fabrication. Il faut y voir clair. Pas de comportement tels qu’on en attend des femmes en général quoique...
Des comportements d’une banalité totale que Valérie Mréjen met en scène sans fantasmer sur des profondeurs inconscientes qui pourraient réhabiliter les personnages et les faire accéder à l’unique. De ces stéréotypes émerge l’une des écritures les plus vraies de l’époque. L’humour en plus de l’authenticité. Comme dit Anne Bonnin “Les œuvres de Mréjen ont un ton d’humour et d’ironie affectueuse, et le regard qu’elle porte sur les personnages et le monde n’est pas méprisant. Elle cherche la bonne distance, juste et proche. Car la haine est parfois une position de supériorité qui se donne l’illusion de la lucidité. Mréjen préfère la nuance à un humour méchant, sûr de soi, à une position tranchée sur le monde, l’amour, les sexes”.
Des protocoles de représentation où la question de l’identité est centrale chez Nathalie Rao. En découlent des actes affectifs et ludiques (le baiser, le mimétisme) où émerge un communautarisme de gestes, positions, rapports à l’autre. Nadine Norman met le langage en performance : être disponible certes mais ne pas être à disposition, ne pas être quelqu’un-e dont on peut disposer à merci, de sa vie, de son temps, de son esprit.
L’activité sociale des contemporaines
Enfin centrées sur leur propre vie, ne dépendant plus d’instances extérieures pour légitimer leurs actes et pensées, les artistes femmes osent donner une visibilité à des activités qui font rarement l’objet de débats.
Cette individuation bouleverse également le rôle des liens. Les Contemporaines se montrent conscientes et exigeantes des qualités humaines dans les relations, le respect, l’écoute. Adeptes de l’esthétique relationnelle chère à Nicolas Bourriaud, elles en reposent les critères de réciprocité : l’égalité est réclamée non pas dans l’identique mais dans le complémentaire. Système de troc à l’oeuvre chez Tsuneko Taniuchi et name diffusion : on reçoit, on donne des choses différentes mais de même valeur.
Les Contemporaines africaines de name diffusion et les personnages féminins de Tsuneko Taniuchi mettent en évidence chacune à leur façon (dans la proximité pour les premières, dans l’humour pour la seconde) des actions peu valorisées tournant habituellement autour des besoins indispensables, se nourrir, faire le ménage, se soigner.. valeurs magnifiées dans la vie spirituelle (valorisant la femme au foyer, la mère) mais n’ayant droit à aucune reconnaissance intellectuelle dans les pays latins.
Toutes les micro-politiques quotidiennes et concrètes sont souvent des taches ingrates, peu valorisantes, peu rétributrices dont le dégoût a créé des générations de célibataires vivant en solo. Une partie de la recherche sociologique actuelle se penche sur la notion de « care » qu’on pourrait traduire par la sollicitude, le souci de soi et le soin d’autrui, le sens de la collectivité, du et des liens, développant l’idée que la valorisation sociale de ces taches pemettrait qu’hommes et femmes indifféremment puissent être satisfaits de les assumer. J’ai envie de renvoyer pour cette notion aux « questions naïves » de Marilyn Waring, célèbre pour son concept de l’économie comme système de valeur.
Marion Baruch pour name diffusion dialogue avec des personnes qui connaissent particulièrement le projet des femmes de Bankilare : une radio rurale paritaire. On apprend que les Nigériennes qui avaient eu l’idée de ce projet ont dû se battre pour avoir accès à l’antenne. C’est là que la question d’une citoyenneté féminine se pose, alors que Laurence Vale filmant les militantes du monde entier venues rejoindre la Marche des Femmes sur les Nations-Unies en 2000 pose elle la question d’une citoyenneté féministe.
Christine Melchiors nous fait rejoindre des actions beaucoup plus symboliques avec des interventions mêlant les dedans-dehors, et liant le rôle “ouvriériste” traditionnel de la femme à un rôle d’activité sociale prestigieux puisque les actes cosmétiques se passent dans l’espace public. Véronique Hubert semble ambitionner de toucher à tous les domaines de la création plastique et à des modes de diffusion passant de la performance à l’écriture, la vidéo, les assemblages musicaux. « Cette forme éclatée représente sa réponse esthétique pour décrire la sensation quotidienne de fragmentation et d’abstraction grandissantes dans la vie postmoderne » dit d’elle Pernille Grane.
Quant aux cyberféministes dont Sylvie Parent recense les créations les plus fortes, elles ont saisi la chance d’une terra incognita pour créer de façon interactive avec toutes les ressources des technologies de pointe.
Le hors norme, l’extrême
Dans leur rapport à l’autre, aux autres, les contemporaines prennent souvent l’initiative de l’échange, la décision des liens. Souvent, par ce biais, elles se heurtent au normal, découvrant la limite des stéréotypes qui les enferment, et les cruautés qui se cachent derrière les discours lénifiants de la vie ordinaire.
Toute une vie de souffrance muette pour les vieilles dames coréennes qui ont servi de « réconfort » aux soldats japonais pendant la guerre du Pacifique. La documentariste Byun Young Joo a dû attendre longtemps pour nous livrer les témoignages de certaines qui dans toute leurs vérités avaient honte de ne plus être des femmes à la vie ordinaire.
Clarisse Hahn s’interroge sur la place de la voyeuse, l’artiste qui documentarise mais aussi classe, hiérarchise et donne une signification au visible qu’elle a sélectionné. Les situations qu’elle choisit sont des situations limites : au lieu de révéler les tensions morales et physiques qu’elles peuvent faire naître, en gros de dénoncer, elle préfère énoncer en s’incluant dans le corpus de données laissé à l’interprétation des autres. La performance corporelle et la solidarité avec les classes les plus méprisées de notre société, celles des travailleuses et travailleurs du sexe pousse Ovidie à plaider la cause d’un cinéma d’auteur pornographique.
Vient la tentation du hors norme. Anton Prinner a préféré adopter une identité masculine. On ne connaît pas le prénom de cette artiste mais on suppute qu’il était plus facile pour cette jeune femme débarquant à Paris aux débuts du XXe siècle de se placer d’emblée à égalité avec ses confrères masculins. La performance a duré toute une vie et ne s’est jamais relachée.
La liberté de vie passe par la polyandrie pour Art Orienté objet. Selon leurs recherches c’est un fait sociologique avéré mais refusé par notre culture progressiste qui pourtant admet la polygamie dans la mesure où elle tolère la polygynie (imagerie de l’homme fort protégeant les faibles femmes). Quant à l’androgynie représentée par Isabelle Lévénez donc de l’extérieur, en se fiant aux codes habituels de représentation, c’est finalement un fait d’identité assez courant, illusion ou confusion ou affirmation plus banales qu’on ne le croit mais le plus souvent souterrraines, inconscientes et indifférentes aux stéréotypies sociétales habituelles.
Anne-Marie Morice