Beauté ready made

Soumis par admin le sam 30/10/2021 - 09:13

Imagerie féminine dans la publicité et l'art (1960-2000)

par Carole Boulbès

Synesthésie n° 12 (mars 2002)
“Contemporaines, genre et représentation”

 

L'art peut-il critiquer et dénoncer la représentation commerciale des femmes dans la société occidentale?

A travers une sélection d'oeuvres des artistes Martial Raysse, Claude Closky, Thomas Hirschhorn, le propos de ce texte est de questionner l'image de la femme dans la publicité et dans l'art qui s'inspire de la publicité, entre 1960 et nos jours.

Claude Closky pour Synesthésie

La femme comme décoration et argument de vente : Sublimior et Golden Rays C’est assez simple et connu. Depuis les affiches de l’Art Nouveau jusqu’à nos jours, une certaine image de la femme a été mise au service de la réclame, de la publicité puis de la communication.

Versatile, foncièrement polysémique, l’image de la femme a évolué en fonction des goûts, des couleurs et des modes : les canons de beauté qui aident à vendre un élixir de beauté (voyez la femme bien en chair de "Sublimior") ou encore une bière, un vélo dans les affiches de Mucha ou de Chéret n’ont apparemment rien à voir avec ceux des mannequins actuels dont l’artiste Vanessa Beecroft répète l’image à satiété.

Sublimior

Est-il juste de dire que depuis les années 60, une certaine esthétique de la maigreur a triomphé dans la publicité? Dans les magazines féminins d’il y a quarante ans, les femmes-enfants faméliques et les vamps aux attitudes hautaines et méprisantes co-existent, comme s’il s’agissait des deux faces d’une même féminité fantasmée.

Observez l’annonce «Golden rays peau sensible» à la lumière des textes de Barthes sur la «Publicité de la profondeur» (Mythologies, 1954). Le rédactionnel nous promet "jeunesse" et "fraîcheur" tandis que le visuel présente une jeune femme -tête relevée photographiée en contre-plongée - qui nous toise en se démaquillant. Que Sublimior est loin! Plus de regard dans le vague, plus de sourire et fossettes, plus de crinière folle et sauvage, plus de régénérateur miracle dans la main de l’utilisatrice.Tout est policé, chaque chose est à sa place : le produit Golden rays est sagement présenté en packshot à droite, les cheveux sont dissimulés sous une serviette éponge et les yeux bien dessinés! L’effet du produit de beauté n’est pas représentable (pas de vision avant/après), le bénéfice est purement symbolique.


 

Martial Raysse Snack 1963 Fondation Pinault
Martial Raysse Le Miroir aux Houpettes 1964

Marcel Raysse : Hygiène de la vision ?

C’est précisément cette Hygiène de la vision (titre d’un œuvre combinant un meuble d’étalage dédié à l’Ambre solaire et l’effigie d’une baigneuse de grandeur nature) que Martial Raysse a tenté de montrer dans ses créations à partir de 1961. Avec leur titre ironique, des œuvres comme Snack ou le Miroir ou houppettes (1964) détournent l’esthétique vamp et baby doll de l’époque. L’accessoire (particulièrement le couvre-chef), le maquillage très coloré et la pause sophistiquée triomphent dans ces assemblages qui présentent un vrai néon, des vraies houppettes...

Cette intention ironique a parfois été mal comprise. Alain Jouffroy indique que l’on a voulu «réduire l’originalité de Martial Raysse (…) au système de la mode des Prisunic» (Les pré-voyants, La connaissance,1974). L’artiste est-il tombé lui-même dans le miroir aux alouettes qu’il voulait représenter? Doit-on penser que le projet de Raysse était dénué de toute portée critique? Dans son livre sur Le Nouveau Réalisme (10/18, 1978, p. 93), Restany raconte une anecdote qui en dit long sur l’ambiguïté de l’hygiène de la vision. Qui dit hygiène, dit nettoyage et purification. Mais comment comprendre la boutade « Martial est là, la saleté s’en va »? Pourquoi le marchand allemand de Raysse a-t-il refusé catégoriquement d’imprimer cette phrase dans le catalogue de son exposition? L’opposition saleté/hygiène lui rappelait-elle des antithèses fortement idéologiques telles que celle d’art pur/art impur? En reprenant à son compte le slogan publicitaire d’une poudre à laver, Raysse se comparait ironiquement à la lessive blanche purificatrice qui chasse la saleté, ce «petit ennemi malingre, noir et fuyard» (Barthes, «Saponides et détergents», Mythologies).

Dans la mesure où il reprend et tourne en dérision l’imagerie féminine des magazines, peut-on penser que le projet de Raysse avait quelques accointances avec la cause féministe? Ce n’est pas ce que disent les articles de catalogue où l’on trouve ses citations. L’artiste y affirme vouloir substituer ses «clichés personnels» «aux clichés sociaux», pour «exprimer certaines définitions psychologiques personnelles». Plutôt que de dénoncer l’endoctrinement (comme le fit Martha Rosler aux Etats-Unis avec des collages qui combinaient photos de la Guerre du Vietnam et imagerie féminine publicitaire), plutôt que de chercher le «désenchaînement» (fondement de l’hygiène de la vision selon Jouffroy), Raysse voulait simplement transcrire le «climat sentimental d’une époque».

En ce sens, la formule de Restany (dans Les Nouveaux Réalistes, p.95) frappe juste et fort : nous voici confrontés à une "Beauté Raysse Made". L’artiste a donc défini un langage. Il a personnalisé son vocabulaire plastique avec «une certaine forme de bouche, d’œil ou certains éléments comme palmiers, poules, bateaux» (Raysse). On ne saurait mieux dire : l’image-synecdoque de la femme (la tête, la bouche, l’œil) n’est qu’un élément comme un autre dans un décor plus ou moins sentimental!

Claude Closky : une beauté un peu chip

C’est au début des années 90 que Claude Closky commence à détourner la publicité dans différents collages sériels comme les 300 petits prix ou les 100 objets à portée de main. Dans certaines œuvres, il met en abyme les codes visuels et les schémas d’identification propres à la rhétorique publicitaire. Le collage photographique de 1996-97 intitulé Sans titre (Cosmétiques) pourrait être une illustration de «l’idéal de pureté, de pureté et de fraîcheur dont l’eau est la clef générale» (Barthes, Publicité de la profondeur) : l’eau dynamisante, réhydratante, décongestionnante, multi-active et si bonne pour votre peau, mesdames, bondit d’un produit cosmétique à l’autre! A l’occasion d’ une projection sur les vitrines du Musée des Arts Décoratif à Paris (Sans titre, les objets, 2000), Closky adapte la même technique de détourage et collage sur un fond blanc. Simplement, il ne s’agit plus seulement d’objets mais de mannequins (majoritairement des femmes) dont les attitudes hystériques, volontairement instables, sont révélées par un recadrage et recentrage (après suppression de tout slogan ou rédactionnel).

 

Claude Closky
Claude Closky

Mais une telle approche se veut-elle féministe ? Selon l’artiste, il s’agit de «questionner les relations que nous entretenons avec les choses», de «révéler» certains automatismes psychiques et physiques et non de dénoncer. Pourtant les mannequins - qu’il découpe au cutter dans différents magazines - apparaissent dans des situations complètement incongrues, à la limite de l’idiotie : affublée d’un foulard de marque célèbre, La skieuse (1998) semble scotchée sur ses skis. Aussi raide qu’une pique, on dirait qu’elle vient d’être télétransportée dans le paysage neigeux. Une autre femme arbore une pose extravagante pour engloutir une sardine. La légende La mangeuse de poisson (1999) que Closky ajoute au stylo bille dit bien ce que c’est : une femme phoque (fuck), une mangeuse d’homme, prête à avaler tout cru tout ce qui lui tombe dans la bouche. Heureusement qu’elle a son mignon petit sac à dos de luxe bien en vue.

Parfois, Closky souligne l’absurdité des mises en scène publicitaires par l’ajout d’un phylactère avec une légende stupide de type «Ho hisse» ou «Guili Guili» qui semble griffonnée à la hâte. Dans cette œuvre aux dimensions monumentales, la sophistication photographique est annulée par la pauvreté des légendes (formant un lexique limité à 300 mots). Il s’agit d’une beauté chip, la beauté des magazines où il arrive même que la photo soit inversée par erreur et produise un effet miroir très imparfait (Les cousines, 1998). Closky brise le mécanisme et révèle le fantasme.

Claude Closky
Claude Closky

Thomas Hirschhorn : merci beaucoup pour tout

"J'ai besoin de simplicité, même les vues simplistes me semblent beaucoup plus importantes et plus justes que ce qu'on dit en général. J'ai besoin aussi de travailler politiquement, concrètement comme un militant, mais un militant sans cause et sans organisation." Thomas Hirschhorn, 1993

Le moins que l'on puisse dire c'est que les images d'Hirschhorn dépotent. Surtout celles de la publication Les plaintifs, les bêtes, les politiques (1995) qui se situent à la lisière du collage et du photomontage politique, pas très loin des réalisations de Raoul Hausmann et John Heartfield pendant la période dada. Les légendes sont agressives ou ironiques. Hirschhorn multiplie les questions qui prennent à parti le spectateur. Il a recours à des matériaux pauvres comme le carton d'emballage sur lequel il inscrit des légendes au stylo bille. En reprenant à son compte la "technique" qu'utilisent les plus démunis pour faire la manche, Hirschhorn fait déjà oeuvre de provocation.

 

Thomas Hirschhorn

Dans l'un des collages des Plaintifs (reproduit dans le journal du Centre National de la Photographie au moment de l'exposition Bruit de fond en 2001) on voit une femme blonde en culotte, chemisette et sandalettes dorées, visiblement assise sur un plan de cuisine qui hurle (ou peut-être imite-t-elle un félin?), en tenant un verre à la main. Cette photo assez peu habituelle est mise en corrélation avec celle, plus petite, d'une baleine qu'un homme dépèce sur le pont d'un bateau. Immédiatement, l'indécence des images et la violence du rapprochement nous saute au visage. En même temps, le collage demeure très polysémique. Faut-il y lire une critique des moeurs dévergondées de cette femme ou l'inverse? Est-ce qu'Hirschhorn, adopte un point de vue écologique? Vise-t-il les techniques de pêche industrielle? Cherche-t-il à défendre les animaux? Heureusement, la légende "merci beaucoup pour tout" et le logo Vichy (qui servent à la fois de marque et de slogan signature situés en bas de page) accomplissent leur fonction d'ancrage et permettent de deviner à mi-mot ce qui se trame : en rapprochant ces deux photographies sous l'égide du logo Vichy, Hirschhorn remet en question l'imagerie féminine telle qu'elle est colportée par l'industrie du luxe, il la met violemment sur la sellette. Il s'agit donc (vraisemblablement) d'une attaque qui vise le marché des cosmétiques et des parfums dont les méthodes pseudo-scientifiques peuvent paraître suspectes. En effet, il suffit de visiter une usine de fabrication de parfums pour comprendre quelles odeurs de synthèse et de pourriture se dissimulent derrière le luxe... Dans ces conditions, on ose à peine imaginer les cuves remplies de pommades diverses, les alambics de lipides et d'eau poisseuse où se préparent les élixirs du jeunisme actuel.

L'art peut-il critiquer et dénoncer? On le comprend, par rapport à ces questions (la publicité et l'image négative de la femme), la volonté d'engagement des trois artistes est variable.

On peut fort bien, à l'instar d'Hirschhorn, proclamer qu'on est un "militant sans cause" mais frapper fort sans faire de vagues. On peut révéler l'absurdité du système en isolant des signes particuliers et dresser un constat ironique, comme le fait Claude Closky - ce qui n'est pas foncièrement éloigné de la démarche de Sylvie Fleury. Quant à Martial Raysse, il ne dénonce pas plus qu'il n'invalide la publicité, la mode, le commerce et le système économique global. Pourtant, à la même époque, les photomontages de Martha Rosler avaient une orientation beaucoup plus politique que l'on peut rapprocher de certaines créations d'Erro et surtout de Bernard Rancillac, en 1968. L'artiste s'inspire de la publicité et par un jeu de vases communicants (cf. l'exposition Art & Pub au Centre Georges Pompidou en 1990), la publicité s'inspire de l'art. Aux yeux de certains spécialistes de la communication, l'artiste n'est qu'un producteur de concepts ou un générateur de sensations prêtes à être recyclées. Le phénomène de récupération/assimilation/digestion que Barthes a décrit dans son Système de la mode, sétend bien au-delà de la sphère du stylisme, pour englober les créations (critiques ou pas) des artistes contemporains.

De nos jours, la multiplication des expositions sur le thème de "l’art et de l'économie", "l'art et l'entreprise", a littéralement éclipsé le problème de l'engagement politique. Mais une question cruciale demeure présente, sans qu'aucune réponse satisfaisante ne se fasse entendre : celle de l'indépendance de l'artiste face au "jeu de la subversion" que certaines institutions ou certains sponsors voudraient lui faire jouer.

Carole Boulbès

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