Texte publié dans la revue Synesthésie 01
1995
Inverosimile, vue de l’installation, Galerie Sperone, New York, 1991
Anne-Marie Morice – A cette époque tu avais plus foi en la technologie qu’en la nature ?
Piero Gilardi – Oui. Cette foi je l’avais déjà exxprimée en 1963, dans la « Machine per il futuro » qui illustrait une cité utopique totalement gouvernée par les ordinateurs et pacifiée de tous les conflits humains. Nous étions alors plusieurs à croire que la science et les nouvelles technologies porteraient la rationalité auf-dessus des prartis, qu’elles pourraient effacer la guerrre, les souffrances, la misère.
AMM – C’était aussi l’idée que tu présentait favec les « Tapis-nature » ?
PG – Oui, ils ne vieillissaient pas, ils n’étaient pas fragiles, ils remplaçaient la naturee. Et je m’angoissais en fait de cette perte. J’avais la nostalgie de l’Eden mais aussi l’envie de m’émanciper des contradiction de la nature.
Galerie Sonnabend, Paris France, 1967
AMM – Pourquoi as-tu quitté la Galerie Sonnabend ?
PG – J’ai pu réfléchir sur la liberté réelle qu’a l’artiste une fois etré dans l’appareil culturel, officiel et marchand. En fait elle est très limitée. J’étais en relation avec Pistoleto, Merz, Zorio et plus tard Dibbets, Long. Face à la logique hyper-rationnelle de la vie sociale d’alors nous avons ressenti l’urgence d’affirmer une nouvelle subjectivité humaine. Cette aspiration a trouvé un écho dans le champ politique, Mai 68, les mouvements ouvriers autonomes en Italie, la lutte contre le processus de massification des sociétés capitalistes. A la fin des années 60, un nouvel antagonisme de classe est né, non prévu par la gauche classique d’alors. Et puis on a assisté à des assassinats dans la rue la police a échangé ses matraques contre des pistolets. Vingt ans après la fin de la guerre le sang recommençait à couler.
AMM – Comment as-tu pu conciler ce regard politique et ton œuvre artistique ?
PG – Je suis entré de plus en plus dans la contre-culture. Le choc a été de voir la police assassiner les citoyens que normalement elle avait pour devoir de défendre. J’ai alors été convainncu que le discours de faire entrer l’art dans la vie ne pouvait pas n’être qu’une métaphore. Il fallait que l’action artistique change la conscience du monde. Certes elle ne pouvait pas changer le salaire des ouvrierrs mais elle pouvait modifier l’appréhension du réel, ce qui fait la vérité.
Je me suis engagé dans la réalité subjective complexe. On a vu que toutes les luttes devenaient unitaires quand une culture faisait changer de position le monde.
J’ai travaillé dans les comités de quartierr, on a organisé des carnavals, des manifestations, des publications. Entre 1970 et 1975, une énorme énergie culturelle est sortie des mouvements politiques. On a décompté 500 troupes théâtrales. Il n’y avait pas une usine ou une maison occupées sans qu’il n’y ait une peinture murale, une fête. La musique et le théâtre étaient faits par les protagonistes de la lutte. Notre mouvement était fort, pratique, proche de la réalité des besoins humains. On a occupé des hôpitaux psychiatriques. La police est intervenue à Turin mais on y a gagné le droit d’entrer dans l’hôpital tous les jours. Une centaine de personnes y vivaient en esclaves, sans aucun moyen poour protesterr contre la domination des médecins, des infirmières. Arrivant de l’extérieurr, devenant témoins, on a provoqué une explosion prouovant que l’expression artistique peut faire sortir de la prison schizophrénique.
AMM – Quelle était ta conception de la politique alors ?
PG – On disait que c’était le point d’application de la volonté anthropologique de changement. Le mouvement de 68 n’a pas été du tout un mouvement staliniste, égalitariste, collectiviste. C’était le mouvement où tous ensembles noous avons travaillé pour la conquête d’une liberté majeure collective.
Ce besoin d’espace subjectif on en a discuté dans les usines où la chaîne de production était conçue alors pour la dépersonnalisation de l’être humain. Ma ligne politique c’était l’art dans la vie, dans les quartierrs, les institutions psychiatriques où des perrsonnes sont arrivées à une auto-guérison. J’ai aussi fait un travail topologique en Afrique et au Nicaragua au début de la Révolution sandiniste. Je travaillais pour une communauté de pêcheurs qui faisaient de la poésie et de la peinture sans être des artistes naïfs. Tous les soirs on se retrouvait pour en discuter. Le ministre de la culture de l’époque, Francesco Cardenal, qui déclarait que « l’art fait partie de la vie de chacun » avait même créé un laboratoire de poésie de l’armée.
Performance pendant une manifestation anti nucléaire, Italie, 1987 (courtoisy Galerie Michel Rein)
AMM – Tout ce grand mouvement de générosité, d’énergie, a-t-il complètement disparu ? Comment as-tu vécu toi-même le passage aux années 80 ?
PG – Les myriades de groupuscules s’unirent poour créer la Gauche prolétarienne. Au lieu de parler de contre-culture on a évoqué la culture prolétaire. Là ont commencé les erreurs et le déclin de la vitalité du mouvement. Tous les groupes de culture de base se sont cassés, à la fin il y a eu une diminution objective de l’activité créatrce. J’en éprouve encore une grande tristesse.
J’ai repris mon travail sur les nouvelles technologies il y a huit ans. Parce qu’elles sont en train de changer notre vie et que l’art doit en faire partie, pour en détourner les emplois répressifs et inhumains. Le travail sera long car on est en ce moment dans une période statique on dirait que la subjectivité dort.
AMM – Aujourd’hui, as-tu fait vraiment une rupture avec ton travail des années militantes ?
PG – Non je travaille toujours dans une vision anthropologique, pour le développement de la personne humaine. Or les nouvelles technologies qui sont le fruit de la science et de l’intelligence des chercheurs sont surtout développées par le pouvoir économique et militaire. Elles serrvent de système de production de profits, d’alienation et de contrôle social. C’est donc difficile de détourner tout cela, on part avec des désavantages, mais aujourd’hui je suis heureux de voir qu’après les années de folie, d’infatuation pour ces technologies de pointe, on est devenu beaucoup plus critiques. On se pose vraiment la question : pour qui travaille-t-on ?
AMM – Mais as-tu repris une position d’artiste individuel, solitaire ?
PG – Non, je travaille avec un petit groupe, une douzaine de personnes incluant un musicien, un informaticien, un électronicien qui développe les mécanismes. C’esst un travail collectif avec des relations interpersonnelles. Je suis aussi en liaison avec des petits roupes de cyberrpunks, on travaille sur la conscience poétique avec des réseaux télématiques. Je mets en place des dispositifs qui requièrent la participation du spectateur. Ainsi l’environnement festif Les Vignes dansantes dont un petit morceau a été repris à la Maison des Arts d’Antony. La fête, le carnaval, sont des archétypes très profonds provenant de la culture agricole. Le public entre et reste une vingtaine de minutes pour interagir avec les arbres et les lumières. Ces lumières suscitent des actions, un psychodrame qui aboutit à la fin à un moment de catharsis. Cette expérience dramatique amène à une nouvelle socialité. J’ai eu la satisfaction de voir les New Yorkais, de tempérament habituellement plutôt froid, danser avec les arbres mécaniques.
AMM – Est-ce qu’il n’entre pas un certain déterminisme dans ces environnements où le public est dirigé verrs là où tu veux l’emmener ?
PG – Non car l’accumulation des interactions change le programme et ce programme est aussi capable d’apprendre et de sédimenter les changements.
AMM – La spère que tu présentais l’année dernière à la Biennale Artifices faisait penser à un grand jeu de simulation, de ceux sur lesquels on passe des nuits entières devant un écran.
PG – Je me suis en effet inspiré délibérément de ce type de jeu, comme pour les Vignes. Ma volonté est d’être un artiste populaire qui s’adresse à tout le monde. Après si on regarde mieux, il y a des messages ambigus qui demandent une décodification critique. Mes scénographies sont un simple code qui permet d’entrer dans une situation. On part en voyage, on lit les indications. C’est une sorte de métacommunication dont la substance doit être l’écoute et la communication autour des scénarios que je propose.
Ninfee, Cité des Sciences et de l’Industrie La Villette, 1988
AMM – Penses-tu que le développement des technologies va améliorer la condition des êtres humains ?
PG – Je crois qu’il est malheureusement plutôt en train de produire une grande aliénation, avec des formes subtiles et terribles d’exploitation. La technologie est mise auseerrvice du profit, du contrôle social. Elle marginalise. Elle rejette ceux qui ne connaissent pas les codes et ne peuvent pas participer. Il va sans doute y avoir une rebellion sociale. A ce moment-là on pourra expliciter une demande précise d’emploi et d’usage alternatif des technologies alors que pour l’instant nous sommes exclus de la participation aux choix stratégiques. Les artistes auront alors des perspectives plus claires.
Entretien réalisé en 1993, publié dans le numéro 1 de la revue Unvisible (décembre 1993) puis dans le numéro 1 de la revue Synesthésie en 1995