par Carole Boulbès
Critique d'art hypertextuelle pour la revue Synesthésie 06
A propos de la manière de stimuler la participation du spectateur. Lire le questionnaire adressé en 1997 aux deux artistes Béatrice Turquand Dauzay et Isabelle Lévenez
Du point de vue de l'artiste, stimuler la participation du spectateur, chercher à provoquer une réaction, est-ce une utopie à la fin du XXe siècle? A-t-on raison de répéter, d'une polémique à l'autre, que le public ne comprend plus les artistes, que l'art s'est coupé de la vie? L'époque étant plus au cynisme qu'à l'empathie - comme en témoigne le succès récent des installations d'Henrik Plenge Jakobsen - le pessimisme domine : no hope, no fun, no future et surtout pas de remous! Si l'art est mort, si le public est mort, que reste-t-il. Les barbituriques, les armes à feu ou bien le suicide au gaz (comme le suggère Jakobsen dans de sinistres "farces" comme la maison pour enfant ou la kitchnette associés à des gaz toxiques, galerie Perrotin à Paris)?
Ces problèmes (légitimité d'un art contemporain coupé du grand public, déclin présumé de l'art en Occident) n'intéressant guère que les journalistes qui en font la publicité, il était urgent de trouver un autre angle d'attaque sur la réception de l'art contemporain, sur le public et sur la création elle-même? Tel est le projet de ce questionnaire "ouvert" qui traite de la participation et des actions artistiques orientées vers le jeune public. Il s'adresse à tout artiste qui inclut une dimension "pédagogique" dans une ou plusieurs de ses oeuvres.
A la fin de l'année 1997, la première personne interrogée, Béatrice Turquand d'Auzay a réalisé les costumes et décors de l'opéra pour enfants Brundibar; la seconde, Isabelle Lévenez a conçu une installation vidéo dans un hôtel. Toutes deux professeurs d'arts plastiques, elles développent, dans des styles très différents, l'un pictural, l'autre audiovisuel, une oeuvre qui dégage une grande puissance émotionnelle qui dérange, qui questionne. Elles ont également pour point commun d'enseigner ou d'avoir enseigné le dessin à des enfants handicapés mentaux. En aucun cas, l'assimilation enfance et folie ne saurait être faite (les enfants ne sont pas des adultes miniatures qui déraisonnent, les fous ne retombent pas en enfance, les artistes ne sont ni des fous, ni des enfants). Il est simplement étonnant de constater comment une action pédagogique menée auprès d'enfants peut renforcer et alimenter la création dans des sens très différents (évidemment liés aux trajectoires personnelles des artistes).
Comme on le verra l'approche de Turquand d'Auzay est historique (Brundibar date de 1938 et fut joué dans des camps de la mort nazis par des enfants en sursis), tandis que celle de Lévenez, plus ontologique, questionne les pôles extrêmes de notre relation à autrui : folie/raison; masculin/féminin; plaisir/douleur.
Question 1
Pouvez-vous expliquer les enjeux de votre dernière création pour vous et comment ils s'inscrivent dans votre cheminement artistique?
Béatrice Turquand d'Auzay
Brundibar, opéra pour enfants, chanté par des enfants, créé avant la Seconde Guerre mondiale par le compositeur juif tchèque Hans Krasa et représenté une cinquantaine de fois au camp de Terezin, m'a permis de rassembler en une oeuvre plusieurs de mes préoccupations. A moitié allemande, j'ai depuis une dizaine d'années axé une grande partie de mon travail autour de la période de la seconde guerre mondiale et de l'holocauste. Très vite, ma moitié française s'est trouvée également concernée par la découverte de la rafle du "Vel d'Hiv" et plus particulièrement du sort des enfants arrêtés au cours de ces journées. Le monde de l'enfance, comme source essentielle d'inspiration, a toujours été très présent dans mon travail ainsi que les influences d'une culture mittleuropa, aux géographies constamment déchirées par les guerres.
En tant que scénographe de ce projet, j'ai pu voir mon travail de peintre être mis en scène, en lumière et en musique. C'est une oeuvre relativement complète puisqu'elle réunit l'art du chant, la musique, le théâtre et les arts plastiques.
Pour cet opéra, j'ai peint une silhouette d'enfant pour chaque enfant du choeur, en mémoire aux enfants disparus. Aux silhouettes, j'ai donné le visage d'enfants figurant dans le Mémorial des Enfants Juifs Déportés de France de Serge Klarsfeld, ces enfants ayant eu le même destin que ceux de Terezin. Il y a quelques années, on parlait de Touvier, de Bousquet. Aujourd'hui, c'est au tour de Papon. La morale de l'histoire de l'opéra contée comme une fable nous dit : "tout seul on ne peut rien, mais quand on s'unit on peut vaincre le dictateur".
Isabelle Lévenez
Mon travail porte sur l'individu, sur ce qui le met en question dans sa relation à l'autre. Mes oeuvres sont intuitives, réalisées à partir de rencontres plus ou moins fortes avec des individus qui acceptent de livrer leur histoire privée devant ma caméra pour qu'elle devienne image: une image picturale. Le résultat ainsi obtenu fait l'objet d'une projection vidéo grandeur nature qui est installée dans un dispositif dans lequel le spectateur se trouve impliqué.
J'aime parcourir les limites du corps en accompagnant mes personnages et en les amenant à rejouer leur histoire. Je m'acharne à mettre à nu des états ressentis, c'est un travail sur le souvenir. Mes images proposent alors la trace d'une intimité que ces sujets filmés abandonnent comme un don de soi, comme un don d'amour. Celui qui est projeté apparaît dans une troublante proximité pour celui qui regarde la scène sans pouvoir s'en mêler, cela peut aller jusqu'à créer une sorte d'écho de ses propres émotions.
Question 2
Comment est venue l'idée de vous confronter à un jeune public? Est-ce une nécessité inhérente à votre oeuvre, à votre démarche?
Béatrice Turquand d'Auzay
Brundibar est un opéra pour enfants, il était donc normal de s'adresser à des enfants en priorité mais le spectacle convient également à tous les publics. Dans le travail plastique préalable qui se faisait en ateliers dans les écoles, mon expérience de professeur a joué mais peu dans la scénographie. En fait, je me sens partagée en deux; d'un côté ma vie de peintre, de l'autre ma vie de professeur.
J'enseigne le dessin depuis plus de dix ans à des enfants et aujourd'hui plus spécialement à des enfants handicapés mentaux. Avec eux, je vois les correspondances s'établir. Comme les enfants de Brundibar, ils sont souvent exclus de tout un système, ils ont une expérience très forte de la douleur. La maladie mentale ou le contexte familial les isolent, ils sont à la fois très touchants et très matures, ils sont projetés hors du monde de l'enfance dans une autre réalité. On a tous une enfance plus ou moins blessée que l'on traîne avec soi. Il s'agit d'une réparation par rapport à quelque chose de l'enfance. J'ai une grande joie à travailler avec eux, surtout lorsque je sens que je leur apprends quelque chose.
Isabelle Lévenez
Après avoir réalisé une vidéo dans un hôpital psychiatrique qui a été exposée à la Ferme du Buisson, à Noisiel, j'ai décidé de suivre un cursus de psychopédagogie à la fac afin de mieux comprendre l'univers de ces individus que ce soient des adultes ou des enfants. Ensuite, durant une année, j'ai travaillé à l'atelier des enfants du Centre Georges Pompidou, dans l'atelier de Maxime Ferrier. Nous recevions comme public des jeunes enfants autistes. Durant ces séances, nous avons utilisé différents médiums dont je suis très proche comme la vidéo et la peinture, il s'agissait d'un accompagnement à un moyen d'expression. Ce travail est venu à plusieurs reprises faire écho à mes propres recherches artistiques mais en aucun cas, je n'aurais pu filmer ces enfants pour réaliser mes propres créations. Dans ces ateliers, mon rôle consistait à transmettre un savoir-faire technique.
Question 3
Doit-on parler d'action pédagogique ou plutôt d'incitation à la création? Quel genre de "réaction" souhaitez-vous provoquer?
Béatrice Turquand d'Auzay
A travers les représentations de cette oeuvre collective, il y a le souhait d'émouvoir et d'éveiller les consciences. En amont des représentations, il nous a été donné la possibilité à quelques personnes et à moi-même d'intervenir auprès des enfants, futurs spectateurs de l'opéra, au moyen d'ateliers de chant, de mises en scène théâtrales et d'arts plastiques. Nous avons ainsi pu dans un premier temps expliquer le contexte historique de l'oeuvre avec des documents à l'appui - Le Mémorial de Serge Klarsfeld, Les Dessins et Poésies des enfants de Terezin, des extraits de textes de Sans oublier les enfants d'Eric Conan...
Il a été ensuite demandé aux enfants de peindre chacun une silhouette - la leur - et de créer un personnage. C'est avec ces silhouettes qu'ils ont pu par la suite s'initier à la mise en scène et au jeu théâtral. Dans ce cas, il y a action pédagogique et incitation à la création. Malheureusement, nous n'avons pas pu poursuivre l'expérience après les représentations de l'opéra. Il aurait fallu que nous puissions revoir les enfants et prolonger le travail.
Isabelle Lévenez
Auprès des enfants autistes, il s'agissait d'action pédagogique mais ce travail m'a beaucoup nourrie. Dans une installation sonore de 1996, une infime panique, j'ai enregistré le son d'une crise d'angoisse d'un de ces enfants. D'une façon générale, le public a été gêné par cette installation où il était placé dans la position du voyeur qui cherche à comprendre la provenance des cris.
Je cherche non pas à provoquer mais à déstabiliser, je suis intéressée par les extrêmes. Je filme des individus, par exemple des personnes qui ont un problème d'identité, des androgynes. Sur plusieurs installations vidéo, je suis intervenue sur la voix des sujets filmés à partir d'une manipulation électronique. On ne sait plus alors s'il s'agit d'une voix féminine ou masculine. Il s'agit d'un questionnement sur la part féminine et masculine qui cohabite au sein de chaque individu.
Question 4
Stimuler et provoquer la participation de l'autre, est-ce une utopie comme le pensent certains critiques?
Béatrice Turquand d'Auzay
Non, je ne pense pas qu'il s'agisse d'une utopie. Pendant mon travail dans les ateliers, les enfants spectateurs n'ont eu aucun problème d'appropriation de leur silhouette. Pour les enfants, la vie est plus forte que les côtés macabres de l'histoire, ils n'avaient d'ailleurs pas à illustrer l'opéra mais à dessiner une silhouette personnelle avec laquelle ils travailleraient ensuite pour une petite mise en scène. Ils créaient vraiment leur personnage, je préférais qu'ils se sentent libres. Ils réalisaient assez fréquemment leur autoportrait ou celui du voisin, dans un style plus ou moins fantaisiste.
Avant même d'avoir vu le spectacle, ils semblaient avoir compris le message de l'opéra, quelque chose de fort se passait alors que nous avions simplement résumé les deux actes et montré les documents. Au tout début nous avions un groupe d'adolescents plus âgés (12-13 ans) qui ne comprenaient pas qu'on vienne leur parler de ce sujet, il y a eu une réaction de rejet, ce fut la seule fois où nous avons dû changer de direction, nous avons dû abréger le discours historique et nous limiter à la création de leurs silhouettes qui étaient toutes blanches, belles, riches et jeunes! Dans la salle de spectacle, j'étais près d'eux et je redoutais leurs réaction, j'ai été très étonnée de leur respect par rapport au choeur des chanteurs, leur écoute était déjà une victoire.
Isabelle Lévenez
Je crée des installations où le visiteur se retrouve témoin d'une situation, j'explore un espace qui se situe entre l'intime et le public. Lieu clos, enfermé mais qui protège d'un extérieur angoissant. Observer une scène sans s'y mêler. Intégrer partiellement le spectateur à la scène. Dans chacune de mes installations, une seule personne est filmée, montrée. Pourtant son histoire est liée à "un autre".
Par ma présence derrière la caméra, cette relation à deux est rétablie. Je deviens le catalyseur de la trace sonore ou visuelle qu'ils vont m'abandonner. C'est une sorte d'accompagnement "à faire sortir de". Puis je disparais physiquement. Mon absence permet aux spectateurs de rejouer, s'il le veut, l'altérité.
Question 5
De nos jours, on ressasse que l'art contemporain est coupé de la vie, que le public ne comprend rien aux élucubrations de l'élite, vous sentez-vous concernée par cette négativité?
Béatrice Turquand d'Auzay
Tout dépend de quel art contemporain on parle, si vous parlez d'élite, c'est qu'il doit y en avoir une. Je me tiens volontairement en dehors pour me préserver. D'ailleurs qu'est-ce qu'on appelle le grand public? Quand je pense au phénomène des grandes expositions où il faut prendre sa place à l'avance, tout cela me désole, je ne supporte pas l'idée de voir un tableau dans ces conditions.
Aller voir un tableau, c'est quelque chose de difficile, on risque de passer à côté, de ne rien voir. Avoir eu cette expérience sur scène me fait me questionner sur le fait d'exposer dans une galerie, est-ce que je peux encore le faire? Le passage à la scène a quelque chose de séduisant et même de dangereux, mes peintures se sont retrouvées mises en lumière.
J'ai beaucoup aimé cette confrontation avec la scène. Déjà en 1994, au Forum culturel du Blanc-Mesnil, j'étais sortie du cadre classique en confrontant mes Portraits d'inconnus à la musique de Fred Frith, c'était déjà un pas vers autre chose, vers un autre public.
Isabelle Lévenez
Mon choix délibéré de présenter mes trois dernières expositions de jour et de nuit instaure une relation particulière avec le spectateur. Lorsque la nuit tombe, une projection vidéo apparaît sur l'une des vitres du lieu d'exposition. Elle n'est visuellement accessible qu'aux personnes qui passent dans la rue. Elle s'adresse alors à tout public (les personnes informées de l'exposition et les autres qui, au passage, se trouvent confrontées à une oeuvre contemporaine). Cela permet de toucher un plus vaste public.
Pour Trace de vie, qui se déroulait dans un hôtel, il fallait oser demander la clé de la chambre n° 6 puis monter une à une les marches de l'escalier étroit. Je tenais à ce que la confrontation se fasse seul à seul. Après avoir ouvert la porte de la chambre et s'être approché d'un mètre, on était arrêté par des barreaux de sucre d'orge. A côté du lit d'adulte, j'avais également ajouté un tout petit lit d'enfant. Au dessus était projetée une vidéo d'une femme qui répétait : "Viens jouer avec moi, viens jouir avec moi". Certaines personnes n'entendaient que le mot jouer, d'autres que le mot jouir.
Il m'est toujours difficile de recueillir les réactions du public, je n'étais pas présente mais je sais que certains ressortaient complètement bouleversés, les larmes aux yeux.