par Valérie Marange
Bruno veut un petit écrit sur l’«identité». Ça m’attriste un peu, pour moi, pour lui, pour nous tous...Est-ce qu’on n’a pas mieux à faire, en cette fin de siècle dépressive, que de se demander qui on est, que de se justifier sur ce qu’on est ? Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de fuir la question anthropométrique, l’assignation médico-sociale, la marque commerciale ou le stigmate destinal ? Est-ce qu’on a une gueule d’identité ?
Nous déprendre de nous-mêmes, disait Foucault. Jamais plus je ne dirai «je suis ceci, je suis cela», disait Virginia Woolf. Parce que je l’aime bien, Anne Marie aussi, parce que je crois au fond, naïvement peut-être, que vous êtes des potes, comme disait Deligny, c’est-à-dire de la race des «sans», sans-qualité, sans-papier, sans-identité....
Je vous livre donc quelques souvenirs, qui ne m’appartiennent nullement en propre, que chacun peut donc s’approprier, des souvenirs de devenir, d’inactuel échappant à toute dialectique subjective, toute représentation identitaire.
Souvenirs de l’espèce humaine :les survivants de l’extermination disant la beauté du simple fait de vivre, en soi, dépouillé de toutes les infrastructures sociales et culturelles, et la laideur de ceux qui, dans la tourmente, ont peur de déchoir, de perdre figure humaine, et ainsi deviennent des kapos (Antelme, Rousset, Levi).
Souvenir d’une visiteuse de musée d’art moderne : devant un tableau de Kandinsky, découverte de l’impersonnalité, de l’immanence perceptive. La conscience est toujours conscience de quelque chose, sans doute, mais plus encore ma propre perception m’échappe, entre l’icône et la représentation de mon affect, me voici noyée dans le «n point de vue», dans l’oeil des choses.
Souvenir d’une pro-palestinienne.Comment représenter l’irreprésentable, le peuple qui n’existe pas ? Avec Genet, je passe quatre heures à Chatilla, au bord du gouffre, avec lui, je tente de produire une trace, une image. Avec lui, Rembrandt, Giacometti, je découvre le devenir tout le monde, devenir-monde...
Souvenir d’une soixante-huitarde de douze ans. La tête dans les herbes, et devant les enragés de la télé, j’apprends que la société n’est pas simple emmerdement, qu’elle est irruption du dehors, d’une communauté inavouable, au-delà de l’aveu scolaire de soi. Pure communication intempestive, bloc de sensation.
Souvenirs d’une situationniste, redécouverts à la faveur de la paupérisation des classes moyennes : l’économie politique du signe, la marque de l’auteur, la propriété intellectuelle, quelle vaste blague...Fétichisme pur et simple, vive le revenu d’existence, à bas la gymnastique adaptative du moi...
Souvenir d’une enseignante laïque, un jour de début de Ramadan face à un voile de protestation. Combien je te comprends, ma soeur antigonale, dans ta silencieuse insurrection !
Ni plus ni moins qu’à moi-même, je te souhaite la déprise des vaines reterritorialisations identitaires.
Souvenirs d’une pasolinienne : l’oubli de soi dans les bras de l’ange, oui, mais non pas l’autosatisfaction ontologique imaginaire de l’artiste ni de l’ancien combattant. Le réel, voilà, mon désir ! L’acting up est ma chimère...
Souvenirs d’un hip-hoper, ou d’une rockeuse ratée : devenir-nègre, devenir-musique, devenir-imperceptible dans la performance même, pur mouvement...
Souvenirs d’une freudienne : l’identité, demande Sabine Prokoris, est-ce une question pour la psychanalyse ? Tout au plus l’identification, dit-elle, qui nous déprend de tout état civil, soit-il féminin ou masculin.Qui croit encore à l’identité sexuelle ?
Les généticiens ? Les psychologues scolaires ? Les «chiennes de garde» ? Laure Adler ? Dans «Analyse terminée, analyse interminable», Freud fait de la résistance au féminin, vu ici comme principe d’ouverture ou d’impouvoir, l’enjeu d’une psychanalyse pour les hommes comme pour les femmes.La parité sera-t-elle autre chose que le partage du machisme, si présent aujourd’hui y compris chez des femmes sous la forme de la brutalité managériale ? J’espère que oui, évidemment.
Souvenir d’une indigène : ouvrant le très beau Hummocks de Malaurie, je tombe sur quelques pages consacrées à mai soixante-huit, dont la nouvelle lui parvient du fond des glaces polaires. Comme il les entend bien, ces jeunes floués de la «démocratisation» universitaire ! Quelques lignes plus loin : je progresse dans l’attelage de mon traîneau... Comme nous avons besoin d’eux, ces Inuits, ces Indiens du Mexique, ces medecine men ou women des deux Amériques...Non pas pour qu’ils restent «identiques» à eux-mêmes, offerts à nos désirs d’exotismes, mais pour qu’ils nous apprennent à fuir de nos assignations, à devenir indiens métropolitains...
Pourquoi s’arrêter là... ? Trans, soyons trans, et si nous voulons nous reterritorialiser, que ce soit pour créer des univers de valeurs, des territoires existentiels au-delà de l’identité et de sa perte, de la subjectivation et de la désubjectivation...Des territoires de vie, non des marqueurs d’identité.
Des refuges, aussi, où l’on puisse non pas tant être soi, qu’être présent à soi, par-delà le souci économique et l’ivresse de l’image.