par Michel Gaillot
Toute réflexion sur l'image pose d'emblée la question de ce de quoi elle est image, à savoir de ce qu'elle représente, ce qui indique déjà que l'image est toujours au moins rapport à quelque chose d'autre, dont elle est censée être le signe ou le symbole, son double spéculaire.
Etant donc logiquement toujours l'image de quelque chose, dont elle tient lieu en son absence, littéralement la re-présentant, l'image renvoie à une réalité première qu'elle serait censée dévoiler ou révéler.
Et cela en prenant en quelque sorte sa place, c'est-à-dire en voilant cette réalité qu'elle est supposée dévoiler, si bien qu'elle se manifeste elle-même comme " duplicité de la révélation ". En ce sens, l'image - comme le dit Maurice Blanchot - c'est " ce qui voile en révélant, le voile qui révèle en revoilant (…) L'image est image en cette duplicité, non pas le double de l'objet mais le dédoublement initial qui permet ensuite à la chose d'être figurée. "(1)
Dans la mesure où elles relèvent fondamentalement de cette duplicité, peut-on alors dire des images qu'elles sont à même de re-présenter fidèlement le réel et en son absence de nous délivrer son double ? Faudrait-il encore pour ce faire qu'il existe un champ d'expérience autonome qui s'appelle la réalité auquel on pourrait avoir immédiatement accès et dont il serait possible par les actes mimétiques liés à la peinture, à la photographie ou au cinéma de capter l'existence ou la présence nue, et ainsi de la restituer sous la forme d'images diverses et objectives.
Car à vrai dire la représentation, fut-ce même celle du documentaire se prétendant le plus objectif, n'est jamais simplement le calque ou le miroir innocent de la réalité, ne serait-ce que parce que filmer, cadrer, monter, impliquent inévitablement, de façon consciente ou non, toute une série de choix, de sélections et d'orientations qui renvoient toujours à une subjectivité, celle là même de celui qui filme et en amont celle de la communauté culturelle dans laquelle il baigne et de laquelle il ne peut totalement s'extirper ou se prémunir.
Y aurait-il alors pour nous une réalité nue, à l'aune de laquelle on serait en mesure de juger de la conformité, de l'adéquation ou de la justesse des images ou plus généralement des représentations qu'on s'en fait, une réalité à laquelle justement on pourrait accéder sans la médiation de cette duplicité foncière des représentations et qui formerait ou fournirait en somme un tribunal où leur objectivité pourrait venir comparaître et se valider ? En d'autres termes, pouvons-nous être en relation avec une dimension du réel qui dispenserait ce dernier d'apparaître, de se délivrer ou de se dévoiler dans le jeu spéculaire des images, comme si le réel justement, pour apparaître, n'avait pas à être figuré, défiguré ou transfiguré ?
C'est dire aussi qu'on n'est jamais au monde dans une pure immédiateté ou encore qu'on habite le monde par ou dans les images et en général les représentations qui l'organisent et en organisent la visibilité et le sens et donc l'habitabilité. Elles constituent ainsi un dispositif spéculaire, comme un miroir ou une fenêtre ouverte sur le monde, où s'agence notre rapport au réel et aux autres, comme s'il s'agissait là d'une seconde nature, d'une couche ou d'un écran s'intercalant entre nous et le monde.
En somme, l'image n'est qu'un signe visuel construit, à travers lequel ce n'est pas la réalité qui est représentée, mais une imitation possible de la réalité, imitation qui dément le modèle de la représentation analogique et de la prédominance scopique comme accès privilégié au vrai qui prévaut dans la civilisation occidentale.
Selon ce modèle, qui repose en partie sur une confusion entre le signifié (la réalité) et le signifiant (l'imitation de la réalité) et en vertu duquel on croît ce que l'on voit ou plutôt on ne croît que ce que l'on voit, l'image est synonyme de réalité, laquelle est à son tour synonyme de vérité ; comme si ce que l'on voyait ne participait pas toujours aussi de ce que l'on avait projeté dans le monde, comme si en fin de compte la réalité de ce dernier ne débordait pas, ou n'excédait pas inévitablement la capacité des images à en rendre compte objectivement. Il y aurait donc inévitablement dans chaque image, comme dans son interprétation, fût-ce à travers les technologies les plus avancées, une défaillance ou une défaite originaire à révéler la vérité.
Ainsi, dans la mesure où on ne peut prétendre à l'accès et à la restitution de la totalité de la réalité - non pas qu'il n'y ait pas de réalité, mais au contraire parce qu'il y a une multiplicité de versions ou de visions de celle-ci -, on ne peut légitimement prétendre, à travers sa représentation, à travers les images qui se proposent de la restituer, à la vérité. Il n'y aurait donc pas d'image vraie, et cela pas seulement parce qu'on peut toujours manipuler les images ou par les images, et du coup tromper ou mentir, mais parce que l'image est en elle-même une reconstruction et une interprétation de la réalité. Qu'elle ne soit pas la réalité, ne signifie pas cependant qu'elle en soit totalement détachée, et par là foncièrement fictive ou illusoire, car toujours au moins elle nous parle du réel qu'elle reconstruit. Elle en témoigne et participe de lui, présentant en cela un côté indiciel, une trace ou une empreinte de ce monde qu'elle nous présente en le déformant, bien que le déformant.
En ce sens, les images ne re-présentent pas le réel, toujours elles le reconstruisent et l'interprètent, non pas qu'elles le trahissent, puisqu'il n'y a pas de réel objectivement et pleinement représentable, mais en le représentant dans leur singulière subjectivité, elles révèlent en même temps tout le dispositif religieux, culturel, politique ou idéologique qu'elles portent en elles et intercalent systématiquement entre nous et le monde. En conséquence, comme nous le fait remarquer Pierre Legendre, le sens de l'existence ou " la raison de vivre, l'homme l'apprend par les emblèmes, les images, les miroirs. Qui manie le Miroir tient l'homme à sa merci."(2)
L'histoire humaine - notamment celle occidentale orientée dans son fond sur le sens de la vision - se révèle être ainsi une vaste galerie de portraits différents du monde ou de sa prétendue réalité, que chaque période s'ingénie à réinventer ou à reconstruire notamment à partir des dimensions symboliques et pratiques qui sont les siennes, c'est-à-dire à partir des connaissances et des valeurs religieuses, culturelles, politiques, scientifiques ou techniques prédominantes qui s'imposent et font sens en elle. Chaque vision historique singulière, au sein de laquelle se profilent et se définissent les images, s'impose en fait comme l'évidence même du monde qui se présente, non pas comme un spectacle, mais à travers nous - comme le sens même de ce " nous " ou de cet " être-ensemble " particulier - comme un ensemble de forces et de significations qui en organise la visibilité et l'apparaître, la représentation et la compréhension. C'est seulement dans l'horizon de cette vision singulière, où se constitue l'ouverture du monde et au monde, que les images deviennent possibles et puisent leur sens.
Dès lors, on peut considérer que tout portrait du réel ou tout ensemble de représentations témoigne d'une " forme de connaissance " et d'habitation du monde socialement construite et partagée. Pour autant que l'homme n'habite jamais immédiatement - ni singulièrement ni collectivement - le réel, c'est grâce à cette forme de connaissance que s'initie et s'élabore pratiquement la construction de la réalité commune qui va présider à l'existence d'une entité sociale, de sa particularité religieuse, culturelle ou politique et de son homogénéité, de sa permanence. Issue de l'imaginaire social et individuel, toute image ne fait donc pas que reproduire la réalité, mais à chaque fois la reconstruit à partir du système de connaissances et de valeurs qui procède de cet imaginaire et en quelque sorte de son incarnation, de sa traduction, dans un contexte ou un environnement historico-social et technique.
Aussi, faut-il voir dans chaque image, au-delà ou plutôt en amont de ce qu'elle montre le " fait social total " qui la structure et la fonde, si bien que dans cette galerie de portraits, c'est finalement l'homme dans toute sa diversité historique et géopolitique qui apparaît, tous ces miroirs témoignant en quelque sorte des différents régimes de compréhension, de visibilité et de mise en scène du monde dans lequel il se structure, en structurant le rapport qu'il entretient avec " sa " réalité . Du coup, outre le réel reconstruit que re-présente toute image, et au-delà chaque système de représentation, on peut, si l'on s'y penche, déceler aussi dans le miroir qu'ils tendent l'ombre portée de l'organisation sociale, théologico-politique ou idéologique, à savoir la machine signifiante, qui fait que les images ne sont jamais neutres, nues ou libres, qu'aussi bien leur production que leur réception sont conditionnées et calibrées par un système de valeurs qui s'interposent entre nous et le monde comme une membrane ou un écran qui nous en éloigne, nous en sépare, tout en nous en rapprochant et en nous permettant de nous y rapporter, d'y installer notre séjour et plus généralement de le " voir ".
Ainsi, de la même manière que le Christianisme était pour nous occidentaux la grande machine de production des images et des représentations, par laquelle le monde prenait forme ou figure et ainsi nous apparaissait, le capitalisme planétaire, qui s'y est en quelque sorte substitué, se présente aujourd'hui comme l'usine de production de l'apparaître du monde, profilant en somme, à travers l'appareil mass médiatique dans lequel il s'incarne de plus en plus, notre rapport au réel, aux autres, ainsi qu'à nous-mêmes.
Ainsi, pour autant qu'on ne se rapporte jamais immédiatement au réel, que celui-ci est toujours médiatisé par un régime ou un dispositif idéologique de visibilité (qui conditionne en quelque sorte le système des représentations politiques, sociales et culturelles, de l'être ensemble, l'organisant ), que peut-on dire aujourd'hui de notre monde où prolifèrent des images de toute sorte, de sa réalité largement, si ce n'est presque exclusivement, mise en scène par les médias ? D'autant plus que ces images, en tant qu'elles constituent cette couche artificielle entre nous et le monde, - ces images qui seraient par ailleurs censées constituer désormais l'essence même de notre civilisation, " celle par excellence de l'image " - ont profondément changé, non seulement de degré de par leur profusion et leur omniprésence jusqu'au plus profond de notre intimité, mais aussi de nature de par l'invention des technologies numériques. Ces dernières nous permettent notamment d'interagir avec elles tout en nous confrontant à une nouvelle réalité, la " réalité virtuelle ".
Les images qui en émanent n'ont plus directement comme fonction de représenter, de témoigner ou de magnifier le monde existant, mais en quelque sorte de l' " augmenter ", en y articulant ou en y ajoutant un nouveau monde, certes virtuel, mais dans lequel cependant on peut " entrer " et faire " réellement " des expériences, un monde des images donc, qui ne s'arrête plus seulement sur leur surface, sur l'écran qui les donne à voir, mais qui les troue en nous aspirant dans le creux vertigineux qu'il y ouvre, et dont nous sommes encore loin d'avoir mesuré toutes la portée, ainsi que les conséquences ou les retombées sur le monde " réel ".
Après avoir rompu avec la religion, et, à travers elle, avec l'icône - qui exposait précisément la présence invisible qui organisait le monde et sa visibilité même (ce que refusait justement le monothéisme de la religion juive et islamique) -, et donc avec le sacré, dont elle était censée porter témoignage, après que l'art moderne se soit développé comme une rupture avec la représentation figurative, l'image contemporaine rompt désormais les amarres avec la réalité
Depuis l'allégorie de la caverne de Platon, les philosophes se sont évertués pendant deux mille quatre cent ans à penser le rapport de l'image à la réalité, avant que le XX° siècle n'en vienne à inventer la photographie, le cinéma, la télévision et l'image numérique ou virtuelle (et à travers ces inventions l'industrialisation de l'image), et ainsi de par le flux continu, la profusion, la simultanéité ou l'ubiquité assurés par ces nouvelles techniques de représentation, à renvoyer les hommes dans la caverne platonicienne. Et cela, en les soumettant non plus à une vision du réel, mais à sa transformation en une marchandise spectaculaire, à sa pure simulation spéculaire, à l'échelle planétaire, c'est-à-dire en fin de compte en inversant la relation qui liait les images à la réalité, au point que désormais ce ne sont plus les images qui dépendent de la réalité du monde, et qui aspirent à la représenter, mais le monde lui-même qui dépend de la présence des images. On comprend dés lors aisément pourquoi tous les régimes autoritaires et totalitaires de ce siècle, qu'on pense en cela au fascisme par exemple, se sont toujours tournés vers l'image pour asseoir et renforcer leur pouvoir, car elle est le meilleur moyen d'assurer une propagande efficace, à fort coefficient de pénétration des esprits.
La réalité des images commande alors celle du monde, si bien que dorénavant il n'y " véritablement " d'évènement que médiatisé ou relaté par les images, ces dernières devenant en quelque sorte plus réelles, plus tangibles que le monde lui-même. Ou dit autrement, le monde, virtualisé par l'industrialisation mass médiatique, tend lui-même à devenir image, l'image d'un monde entièrement accessible et représentable - télé-visualisable - partout et tout le temps, en " temps réel ". Qu'est-ce que le " monde " en effet aujourd'hui, sinon la circulation ou la communication continue d'images de toutes sortes et de toutes origines dans laquelle les destinataires sont comme aspirés de gré ou de force jusque dans leur intimité la plus reculée ?
En ce sens, les images, de signes qu'elles étaient ont tendance à ne devenir que de purs signes, c'est-à-dire à se réifier, devenant ainsi elles-mêmes non plus la re-présentation d'objets, mais des objets à part entière, des mondes clos et autonomes, repliés sur leur autonomie et évacuant ou effaçant toute référence au réel. Or, cet effacement du monde dans l'image, de toute trace ou empreinte qui permettrait d'y retourner, à savoir " l'oubli ou la négation de toute distanciation " entre l'image et le monde, c'est selon Debord, la définition même du " spectacle ", qui n'est autre que " la fonction marchande de la représentation ".
Dans le spectacle mondialisé, c'est ni plus ni moins que le monde qui disparaît ou s'évapore, qui est subtilisé en quelque sorte à l'humanité, aux hommes qui deviennent alors avant tout des spectateurs, y compris ceux de leur propre existence aliénée par le spectacle. Toujours selon Debord, " l'aliénation du spectateur au profit de l'objet contemplé (…) s'exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L'extériorité du spectacle par rapport à l'homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représentent. C'est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout ".
Dans cette déréalisation de notre rapport au monde, aux autres, aussi bien qu'à nous-mêmes, tout être et toute chose n'existent plus seulement par leur présence, mais d'abord par leur image, qui constitue en cela un second degré d'existence, qui tend à devenir plus réel et plus important que le premier. Comme si le miroir avait fait disparaître les choses qu'il était censé refléter, comme si le monde s'y était engouffré. Le spectacle a donc tendance à tout transformer, y compris l'existence singulière et collective, en une image qui s'y substitue.
En dehors du fait que la critique situationniste du capitalisme spectaculaire marchand reposait sur la croyance en une " authenticité " perdue, toujours possible, à laquelle une subjectivité avisée pourrait retourner, et donc en un juste usage de la représentation, elle a le mérite de mettre le doigt sur ce qui déréalise le monde et les existences qui le peuplent, à savoir sur ce nouveau réglage du lien social désormais quasiment planétaire, qui confisque le sens de l'humain en le déplaçant vers le seul capital.
Dans l'espace globalisé que constitue désormais le monde, les images et les représentations singulières et collectives s'uniformisent, revêtant précisément l'uniforme et l'uniformité du spectacle et au-delà de l'ultra-libéralisme. En mettant " en sommeil les représentations individuelles singulières et créatives ", elles deviennent pour ainsi dire le " nouvel opium du peuple ".
C'est Dallas pour la terre entière, comme le constate Julia Kristeva. Tous les jours en effet, des millions d'images sont projetées simultanément sur des millions d'écrans à des millions de téléspectateurs, cela constituant dorénavant l'évènement principal de la vie de cette multitude d'existences, dont les consciences et les inconsciences se voient en cela imprimées, si ce n'est formatées, par ces nouvelles icônes spectaculaires marchandes. De vision commune du monde, nous n'avons plus en quelque sorte que celle de sa simulation industrielle.
Ce qui n'est pas sans conséquence sur la modélisation des esprits et des comportements, car dans la diffusion médiatique massive des images et des informations, qui encadre idéologiquement les consciences, sont diffusés en même temps les modèles, les normes et les stéréotypes à respecter. Ce conditionnement idéologique se révèle être d'une redoutable efficacité, vu qu'il se diffuse et se propage insidieusement, la plupart du temps à travers des modèles et des stéréotypes auxquels il convient de s'identifier et qui contaminent ainsi à travers les images qui en sont présentées de large pan de la réalité sociale. Ne sommes-nous pas là en face d'une terrible violence, d'autant plus terrible qu'elle n'est le fait de personne d'identifiable, mais qu'elle renvoie à tout un système social, désormais mondial, qui s'est pour ainsi dire substitué à toute autre vision du monde en en organisant quasi-intégralement la visibilité et la compréhension ? Il suffit par exemple de penser ici au modèle du corps, en particulier féminin, à ce modèle unique de perfection réglé selon des canons précis, devant lequel des générations de jeunes femmes se sont abîmées, écorchées, évidées de tout respect envers elles-mêmes, au risque même de se nier dans l'anorexie.
Mais c'est aussi la violence de la neutralisation de la violence, celle des guerres télévisées, des catastrophes aussi irréelles que les fictions qui les miment, celle que par sécurité nous ne laissons pas déborder au-delà de la fin du journal de 20 heure, celle encore de l'image mass-médiatique et de sa " tiède vérité " avec laquelle nous confortons notre bonne conscience et compensons nos déficits de sensations. Les mass-médias mettent ainsi en scène la réalité en nivelant aussi bien les images que les consciences, de telle sorte qu'au bout du compte règne la même passivité et docilité devant les ombres qu'elles nous présentent, qu'elles soient celles de la publicité, de l'information ou de la culture ; tout est aspiré dans cette gigantesque machine ou usine à production de la mémoire et régurgité prédigéré et conditionné de la même façon, c'est-à-dire anesthésié et décontextualisé, pour ainsi dire vide de sens.
Toujours est-il que le contrôle de la production et de la diffusion de cette mémoire, ainsi plus globalement que des représentations du monde, assure à même ce dernier, dans son mode d'habitation et de partage, la mise en place et l'effectivité de tout pouvoir.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale les Etats-Unis ont d'ailleurs compris, bien avant que Mac Luhan ne prédise que celui qui contrôle les médias contrôle les esprits, qu'en imposant leurs images, ils imposeraient en même temps leur pouvoir et l'imaginaire de la civilisation qui le porte, et cela sans doute plus efficacement que s'ils avaient été amenés à le faire par les armes. Il n'est pas étonnant dans ce contexte que l'industrie de la culture et principalement des images dans ce pays occupe désormais le premier rôle dans le développement économique, justifiant ainsi le pari fait il y a quelques décennies d'imposer ce double pouvoir à la fois économique et politique.
En somme, dans la quasi-totalité du monde - et c'est avant tout cela la mondialisation -, on assiste désormais à une transformation ou à une mutation en profondeur de notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes, dans la mesure où les capacités de production symboliques relevant auparavant dans le cadre ethnique ou national des domaines religieux, artistiques, culturels ou politiques, sont de plus en plus absorbées et formatées, selon ses règles et ses critères, par un vaste système technique et commercial.
Ce dernier s'avère être dorénavant le principal moyen de production, de communication et de distribution de la mémoire. Cependant, plutôt que d'une politique planifiée et organisée de contrôle des esprits, il s'agit là d'un processus pour ainsi dire " naturel " : " l'extériorisation de la mémoire " ou du système nerveux humain à travers ou par la technique, commencé dès les premiers balbutiements de l'humanité, qui a atteint aujourd'hui un stade avancé au sein duquel pour la première fois tout le capital mnémotechnique est absorbé par le système technologique.
Il ne s'agit donc pas, vu qu'il s'agit là d'un processus quasi-naturel ou ontologique d'y " résister ", mais comme le fait remarquer Bernard Stiegler de l' " inventer ", d'inventer en lui des perspectives d'altérité, et des usages autres que ceux purement commerciaux proposés en même temps que les produits diffusés par cette industrialisation massive.
" Industrialisé, rationalisé, le processus de production de la mémoire paraît s'automatiser, comme si une auto-production prothétique se mettait en place, qui viendrait impressionner les mémoires individuelles par delà les frontières et les barrières nationales, ethniques et éthiques". C'est dire aussi qu'il ne s'agit pas là d'une manipulation délibérée des consciences, comme si on pouvait désigner ou repérer des " puissances souterraines qui exerceraient leur contrôle, influençant les opinions, manipulant les consciences ", car en fait " les effets de programmation apparaissent de moins en moins contrôlables."(3)
En somme aujourd'hui, la question essentielle qui nous concernerait tous serait celle de la mémoire (la maîtrise du pouvoir reposant précisément sur la maîtrise de cette mémoire) ; question politique par excellence à l'heure où celle-ci est formatée par les entreprises mass-médiatiques en marchandises spectaculaires. Il s'agirait en quelque sorte de se la réapproprier, de ne pas l'abandonner aux seules industries de la mémoire, car au fond cette mémoire n'est aujourd'hui ni plus ni moins que notre nature, c'est-à-dire la couche de sens à travers laquelle nous habitons singulièrement et collectivement le monde et le partageons.
Aujourd'hui, alors que l'art n'a plus depuis longtemps le monopole de la production des représentations du monde et qu'il se fait dans une société informationnelle conçue comme la " grande fabrique " ou industrialisation des représentations du réel, que peuvent les artistes ? Ont-ils les moyens de proposer d'autres mises en scène de la réalité que celles élaborées par l'empire mass médiatique sous la forme d'information et de divertissement, c'est-à-dire toujours en fin de compte sous celle de " marchandises spectaculaires " ?
Pour les artistes qui entendent un tant soit peu résister à cette mise en scène de la réalité à travers le flot continu d'informations distillées par les industries de la mémoire et qui ne renoncent pas à intervenir dans le réel autrement que comme de simples figurants producteurs de rêve, d'évasion ou de divertissement, il se peut que cette industrialisation de la mémoire et en elle de notre rapport au monde, à savoir cet espace mass-médiatique global soit aujourd'hui comme le dit Paul Ardenne " la place forte à prendre d'assaut " : il s'agirait non pas d'y résister (c'est impossible), mais d'inventer en lui des perspectives d'altérité, où les différences pourraient se faire entendre, avoir droit de cité, plutôt que d'y être absorbées, digérées et redistribuées en marchandises spectaculaires, c'est-à-dire sous la forme de simulacres.
Il faut dire aussi que pour la première fois dans l'histoire après la photographie, l'art qui pendant des siècles, si ce n'est des millénaires, avait le monopole ou la prérogative des images, de leur création, doit faire face à une sorte de concurrence effrénée, toujours croissante, se retrouvant confrontée à un monde où prolifèrent les images de toutes sortes, si bien qu'il se retrouve en position de devoir inventer un nouveau mode de relation à l'image, qui comme on peut le constater dans l'art contemporain passe souvent moins par la création de nouvelles images que par l'appropriation, le recyclage et le détournement d'images déjà existantes, comme cela a été initialisé après dada avec le Pop-art et en particulier avec Andy Warhol. Il n'ait qu'à voir - pour ne citer que ces deux exemples - les travaux de Claude Closky par rapport aux images de la publicité ou ceux de Wang Du par rapport à celles de l'information.
D'autre part, quand il continue de produire des images, on comprend que dans un souci critique il ait à se démarquer de cette grande fabrique des images que constitue la société communicationnelle actuelle et par là même à ne pas répondre à son exigence spectaculaire marchande de clarté et de lisibilité, de transparence et d'efficacité, ce qui explique aussi pourquoi ses productions ne se laissent pas facilement aborder, et se donnent à voir dans des formes complexes qui peuvent laisser plus d'un spectateur perplexe.
Avec ses propres moyens, sans prétendre toutefois proposer une image fidèle de la réalité, puisque l'on sait désormais que la prétention à la restituer totalement est une fiction, l'artiste est-il en mesure de produire d'autres représentations du réel que celles élaborées par l'empire " de l'information et du divertissement ? " Telle serait déjà une des interrogations critiques de l'art des dernières décennies, témoignant de son implication sociale et politique, ou plus modestement de son souci de ne pas abdiquer tout pouvoir au monde spectaculaire marchand, quand bien même il se retrouve souvent lui-même pris dans ses filets, si ce n'est compromis, car l'on connaît aussi désormais la capacité qu'a et qu'est le spectacle à récupérer et à absorber ses propres marges, y compris critiques, en les spectacularisant et en les marchandisant à leur tour.
Sommes-nous alors condamnés dans le champ de la représentation à nous résigner à l'alternative entre produire de purs simulacres ou se réfugier par méfiance dans l'iconoclasme ? et par là même à réactiver une sorte de platonisme critique des images comme source d'aliénation et d'enfermement dans l'irréalité de la simulation ou de la dissimulation spéculaire ? Ne devons-nous pas aussi se méfier de cette méfiance convenue devant la dérive des images, et entre idolâtrie et refus catégorique de la représentation, tenter de frayer une voie pour des images où le réel et le monde seraient toujours en jeu ? N'est-ce pas là d'ailleurs ce à quoi aspirent modestement, si l'on peut dire, toutes ces pratiques contemporaines qui s'emparent des images existantes, afin de les réarticuler au réel qui s'était effondré en elles et qu'elles avaient tenté d'évacuer ? En somme, de substance et de finalité qu'elles étaient pour l'art, les images deviennent aujourd'hui sa matière première, à travers laquelle - en les déconstruisant, en les recyclant, en les détournant… - il mettrait à l'épreuve et en question leur capacité à témoigner du réel et du monde.
Ainsi, plutôt que de créer du " nouveau " - satisfaisant en cela à l'exigence moderne de l' " originalité ", mais ajoutant en même temps à la surabondance consumériste ou spectaculaire marchande -, il y aurait là la possibilité à travers le " déjà-là " ou le " déjà-vu " de donner à voir, à réfléchir au sens propre comme au sens figuré, c'est-à-dire de donner à penser l'image dans un jeu de miroir où l'immédiateté spectaculaire se suspend et se retrouve surprise, littéralement démasquée. En somme, y attirer l'attention pour montrer que ce " donner à voir " de l'imagerie spectaculaire marchande désapprend l'œil contemporain à regarder, comme si justement tout ce qu'il y avait à voir dans une image devait nécessairement se donner dans l'immédiateté du regard, comme si les images n'avaient aucune profondeur, qu'elles n'étaient que surface, pour ainsi dire entièrement lisses, ce lisse ou cette suppression de toute profondeur constituant sans doute la plus grande menace ou violence faite par les industries de la représentation à l'œil contemporain, et au-delà au monde lui-même. Comme si encore les images n'étaient plus dans leur profondeur une façon d'interroger le réel ou notre rapport au réel, mais une façon bien efficace d'en imposer un modèle, des normes, des significations dominantes et des stéréotypes.
Y aurait-il alors une sorte de déontologie, voire d'éthique possible ou souhaitable de l'image, du montrer ou du donner à voir, au sens où l'image aurait toujours à livrer ou à donner à penser, en même temps que ce qu'elle montre, son hors-cadre, sa réduction subjective et sa faillite constitutive à représenter le tout du réel, sa vérité ? Quelle autre activité que l'art pourrait alors endosser cette tâche ? - et cela peut-être non plus seulement en mettant en scène ou en spectacle le monde mais sa mise en scène même. Ce qui reviendrait en fait à montrer dans le miroir des images ou que sont les images, non pas immédiatement le monde ou le réel, mais le miroir même par et dans lequel le monde nous est présenté ou re-présenté.
C'est-à-dire en d'autres termes - dans une stratégie de dédoublement qui interroge notre regard et ce qui le structure toujours comme par en dessous - à représenter non la réalité mais la représentation même de celle-ci. C'est peut-être dans cela même, dans ce geste de dédoublement que loge la possibilité d'une telle éthique de l'image.
La question de l'art dans ce contexte ne porte plus alors sur la chose à représenter, ni sur le comment de la représentation, mais sur la capacité qu'il a et qu'il est aussi à dévoiler ce qui en amont de toute représentation et à travers elle, ne cesse de conditionner notre regard sur le monde, ainsi que la façon dont on l'habite et le partage.
Au demeurant, on peut penser aussi qu'en présentant le geste même qui oriente toute vision et toute visibilité du monde, c'est-à-dire le fictionnement propre à toute représentation (et non plus en représentant l'Idée, le Sens ou la Vérité, persévérant en cela dans son rôle ou son service onto-théologique, qui serait pour nous " chose du passé " , ce que entendait précisément Hegel lorsqu'il parlait de la " fin de l'art "), l'art d'aujourd'hui s'offre comme résistance, non pas à la mise en perspective ou en scène du monde, mais à la réduction de celle-ci à une unicité illusoire et réductrice, et se présente par là même comme ouverture sur la multiplicité et la pluralité irréductible des regards et des visions du monde ou du réel.
Mais cela n'est pas sans destituer en quelque sorte le pouvoir glorieux de voyance de l'artiste, tel en tout cas qu'il était encore considéré par la modernité, ou son autorité, bien que celle-ci soit désormais contestée de toute part par l'industrialisation de la représentation, cette autorité qui reposait notamment dans sa capacité à mettre en scène le réel, à le transfigurer et à en extraire la vérité.
En représentant la représentation, son absence d'innocence, en exhibant l'inévitable fictionnement et l'incapacité de toute image à livrer du réel sa vérité objective, en montrant en d'autres termes, qu'il n'y a pas, ne peut y avoir, des " images justes ", c'est-à-dire des images conformes à des visions du monde et à une prétendue vérité de celui-ci, mais comme le dit Godard qu'il y a " juste des images ", c'est-à-dire des mises en perspective et en question toujours singulières de sa réalité, l'artiste passe en somme d'une position d'autorité à celle de responsabilité.
Ce faisant, il ouvre à même le monde - entre le rejet ou le refus de toute représentation, dès lors qu'elle court le risque de s'y voir spectacularisée et marchandisée, et son acceptation massive ou résignée - la possibilité pour un " théâtre d'images ", où le réel ne serait plus évacué ou simulé, où il serait remis en jeu entre ombres et lumière.
1.Maurice Blanchot, L'entretien infini, Gallimard, 1969, p. 42.
2.Pierre Legendre, La fabrique de l'homme occidental, Mille et une nuits, Arte Editions, 2000, p.11.
3.Bernard Stiegler, La technique et le temps, tome II, La désorientation, Galilée, Paris, 1996, p.275, et " L'hyperindustrialisation de la culture et le temps des attrape-nigauds ", in Artpress, Hors Série, Nov 1999, p.41.
A Paris, le 26 octobre 2002
Michel Gaillot